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Critique de nadejda


J'aime la voix de Andrzej Stasiuk, une voix qui s'élève de cette Europe de l'Est oubliée dont « le passé a été dérobé, détruit et avili ».
Dans cet ‟on the road” slave qu'est « Fado » il nous fait partager sa vision de cette Europe qui va se renier en imitant l'Europe occidentale sans qu'une union soit possible : « Notre unité serait-elle si creuse et dépourvue de sens que la libre circulation des marchandises, des services et des capitaux la remplit sans reste ? Tout cela semble mort-né. Y a-t-il quelqu'un que cela réjouisse vraiment ? Nous devons devenir vous, mais vous, voulez-vous être nous ? J'en doute. 

On s'enfonce avec lui dans la nuit pour ressurgir au matin dans un environnement nouveau, il nous invite aussi à regarder dans la vitre arrière, à partir à reculons pour mieux saisir « le lyrisme de la perte ». En tirant du néant, avant qu'ils ne disparaissent, les êtres et les choses qui ont attiré son regard il les fixe et leur offre une éternité.

« Une Skoda grise s'estompait dans l'ombre verte des arbres, mais en réalité, elle disparaissait dans le temps. Elle avançait dans un tunnel creusé dans l'immobilité. » p19

En évoquant une vieille carte ferroviaire de l'Autriche-Hongrie trouvée chez un bouquiniste qu'il déplie très rarement en raison de son extrême fragilité il nous dit qu' « elle sauvegarde le monde et, en même temps, montre sa décrépitude et sa fugacité. En la regardant, je contemple un néant que mon imagination veut absolument combler. »

Et que fait d'autre Andrzej Stasiuk que combler le néant et en fouillant la mémoire retrouver les strates du passé, mais aussi nous faire partager la tristesse et la beauté du monde présent ?

« Oui. le passé et la mémoire sont ma patrie et ma maison.(…) Renier sa mémoire est un suicide mental. Il suffit de regarder les campagnards qui font semblant d'être citadins, les citadins qui imitent l'aristocratie. Tous, ils fuient leur propre mémoire et ne trouvent rien pour la remplacer. L'amnésie est une forme de mépris de soi. » p 138-139

Et quelle poésie dans cet orage qui nait au-dessus du plus haut sommet des Carpathes pour ensuite s'éloigner droit vers le sud sans souci des frontières : « Il faisait encore clair à Klenovo, à Kvačany, à Rokyčany, il faisait clair au-dessus de Čergov, mais une obscurité violette tombait déjà au nord. La lumière passait seulement à travers une fente étroite, quelque part entre Lackowa et Jaworzyna. Ensuite, la paupière bleue du ciel s'est fermée pour de bon et, tandis que j'achetais de l'essence à Prešov, j'ai vu les premiers capillaires des éclairs. C'est en plein milieu de l'orage que j'ai roulé vers le poste frontière de Becherov. »

Pourquoi ce titre ?
Parce qu'après le passage de la frontière albanaise et avoir longé les rives du lac d'Ohrid , roulant vers la ville de Pogradec dans une vieille Mercedes, l'auteur entend à la radio une voix de femme dont il réalise brusquement en arrivant en ville que c'est un fado portugais :
«Il y a des coïncidences qui ressemblent à des plans sophistiqués. La mélancolie de la musique s'est mêlée à celle de la ville, et une image restera à jamais gravée dans ma mémoire : des maisons grises peu élevées, le chaos des rues, le ciel sans nuages, la nuée bleue au-dessus des eaux du lac et la voix grave de la chanteuse, pleine de tristesse inquiète. Je me suis dit alors que le Portugal ressemblait en un certain sens à l'Albanie, située également à la marge des terres, à la marge du continent, au bout du monde. Les deux pays mènent une existence quelque peu irréelle en dehors du cours de l'histoire et des événements. le Portugal peut tout au plus rêver de sa gloire passée, l'Albanie ne peut qu'aspirer à l'accomplissement que lui apportera un avenir indéterminé. » p 53

Le mot fado est dérivé du latin fatum, « destin », lui-même dérivé du verbe fari, « dire »
Dire le destin, le lire aussi comme les Tziganes que l'on croisent souvent dans ce « Fado », voilà qui convient parfaitement à ce beau recueil de textes d'Andrzej Stasiuk.
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