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Critique de sMalandrin


A mon goût, la meilleure traduction du chef d'oeuvre de Laurence Sterne.

Illustration par l'exemple avec 4 traductions différentes :

Texte originale de Laurence Stern :

« — Did not Dr. Kunastrokius, that great man, at his leisure hours, take the greatest delight imaginable in combing of asses tails, and plucking the dead hairs out with his teeth, though he had tweezers always in his pocket? Nay, if you come to that, Sir, have not the wisest of men in all ages, not excepting Solomon himself; — have they not had their HOBBY-HORSES !— their running-horses their coins and their cockle shells , their drums and their trumpets, their fiddles, their pallets, — their maggots and their butterflies? — and so long as a man rides his HOBBV-HORSE peaceably and quietly along the King's highway, and neither compels you or me to get up behind him, — pray , Sir , what have either you or I to do with it ? »

Traduction de Guy Jouvet (2004) :

« Le docteur Cunnusbranlius, ce grand homme, ne prenait-il pas, dans ses heures de loisirs, le plus intense des plaisirs qui se puisse imaginer à démêler les toisons ou autre parchemins velus frisant sur les Pays-Bas des bougresses, puis à en arracher les poils morts avec ses dents, quoiqu'il eût toujours des pinces dans sa poche ? Mieux ! Allons au bout, Monsieur, et osons le mot : les plus grands sages de tous les siècles, Salomon lui-même ne faisant pas ici exception, ¬ n'ont-ils pas eu leurs DADAS, leurs TURLUTAINES, ¬ leurs califourchons ? ¬ Qui d'entre eux n'a pas eu son cheval-jupon préféré, son joujou favori, sa passion dominante, sa folie douce, sa naïve toquade : chevaux de course, collections de monnaies, de médailles, de jetons, de coquillages... ? Qui n'a caracolé sur un bâton, battu tambour ou soufflé dans la trompette ? »

Traduction de Charles Mauron (1946) :

« Le Dr Kunastrokius, ce grand homme, ne prenait-il pas une joie immense dans ses heures de loisir à peigner la queue des ânes et n’en arrachait-il pas les poils morts avec les dents bien qu’il eût toujours des pinces dans sa poche ? A ce compte, monsieur, les plus sages des hommes, sans en omettre Salomon lui-même, n’ont-ils pas eu leurs marottes et leurs chimères : écuries de course, médailles, coquillages, tambours, trompettes, violons, palets, magots et papillons ? »

Traduction Léon de Wailly (1842) :

« Le docteur Kunastrokius, ce grand homme, à ses heures de loisir, ne prenait-il pas le plus grand plaisir imaginable à peigner la queue des ânes et à arracher avec ses dents les crins blanchis, quoiqu’il eût toujours des pinces dans sa poche ? Et même, si vous en venez là, monsieur, est-ce que les hommes les plus sages dans tous les siècles, sans en exception Salomon lui-même, n’ont pas eu leurs DADAS, — leurs chevaux fougueux, — leurs monnaies et leurs pétoncles, leurs tambours et leurs trompettes, leurs violons, leurs palettes, leurs vers-coquins et leurs papillons? »

Traduction de Joseph-Pierre Frénais (1777) :

« Un des plus grands hommes de ce monde, le fameux M. Paparel, n'avait-il pas le sien? II n'avait qu'à se baisser et prendre; les parasites ne l'incommodaient pas. — Le passe-temps le plus agréable du dernier des Césars était de tuer des mouches. — Hé , Monsieur, on a vu cela dans tous les siècles. Les hommes les plus sages (je n'en excepte pas même Salomon, le sage des sages ) ont eu leurs bizarreries, leurs chevaux de courses, leurs médailles, leurs coquilles, leurs tambours, leurs violons, leurs trompettes, leurs talons rouges, leurs palettes, leurs quintes, leurs papillons. On les a vus, chacun à sa façon, aller à dada sur leurs califourchons. — Qu'ils aillent , Monsieur, qu'ils aillent !—Pourvu qu'ils ne nous forcent pas, vous et moi, dans leur gravité, de monter en croupe derrière eux; quel intérêt avons-nous , je vous prie, de nous inquiéter de ce qu'ils sont! Ils ont leur marotte?... hé bien! qu'ils aillent. »

Je ne parle même pas de la traduction de Frénais, qui vient d’un autre âge, mais je ne vois vraiment pas d’où Jouvet sort ses : « parchemins velus frisant sur les Pays-Bas des bougresses » et ses « naïve toquade ». Ni son : « Allons au bout, Monsieur, et osons le mot » qui n’existe pas du tout dans la phrase de Stern. Jouvet détruit l’ambiguïté parce qu’il regrette de ne la voir pas surgir dans le double sens du mot anglais ass, qui signifie à la fois âne et cul. Il vire à tribord parce qu’il n’aime pas bâbord, et rajoute des images en se croyant autorisé. C’est pire que Mauron, en l’occurrence. La seule traduction lisible de Shandy est décidemment celle de Wailly.

Ailleurs :

Stern :

Well ! dear brother Toby, said my father, upon his first seeing him after he fell in love – and how goes it with your ASSE?

Mauron :

Eh bien, mon cher frère Toby, dit mon père lorsqu’il le revit pour la première fois après l’événement, comment va votre âne ?

Jouvet :

Hé ! hé ! mon cher frère Tobie, fit mon père, lorsqu’il revit son frère pour la première fois depuis qu’il était tombé amoureux – comment va ton BOURRICOT-PLEIN-DE-POIL ?

Et je ne vois pas pourquoi Jouvet choisit de traduire « well» par « hé hé », ni pourquoi il se croit autorisé à répéter « frère » que Stern élude. Quant à sa trouvaille finale, elle est grotesque et lourdingue.

Wailly :

Il est le plus précis (car Mauron traduit « after he fell in love » par « après l’événement »). Wailly met une note de bas de page au problème et en informe ainsi le lecteur :

Eh bien, cher frère Toby [pourquoi Mauron et Jouvet ajoute un possessif ?], dit mon père, la première fois qu’il le vit depuis ses amours, — comment va votre Ane ?

Sa note : "Tout ce chapitre roule sur une équivoque intraduisible, résultat de la ressemblance qui existe entre le mot anglais qui signifie âne et celui qui signifie c—l. "

Autre exemple :

Sterne :

« I wonder what’s all that noise, and running backwards and forwards for, above stairs, quoth my father, adressing himself, after and our hand half’s silence, to my uncle Toby, — who you must know was sitting on the opposite side of the fire, smoking his social pipe all the time… »

Jouvet
« Je me demande ce que signifie tout ce tapage et ces galopades en tous sens qu’on entend là-haut ! fit mon père, en s’adressant au bout d’une heure et demie de silence à mon oncle Tobie, — un oncle Tobie, précisons-le, qui, assis à l’autre coin de la cheminée, n’avait point cessé, dans tout cet entre-temps, de tirer placidement sur une pipe débonnaire… »

Léon de Wailly — si simple :

« Je voudrais bien savoir pourquoi tout ce bruit et toutes ces allées et venues en haut, dit mon père, s’adressant après une heure et demie de silence à mon oncle Toby — qui, il faut que vous le sachiez, était assis à l’autre coin du feu, fumant tout le temps sa pipe sociale… »

Jouvet traduit « i wonder » par : je me demande ce que signifie », il quadruple les mots sans raison, alourdit la phrase ; puis il traduit « noise » par « tapage », à nouveau sans raison, quand il est si simple de traduire par « bruit », et continue en traduisant « running backwards and forwards » par « galopades en tous sens », alors que « backwards » et « forwards » n’ont jamais signifié «en tous sens ».

Autre exemple :

Sterne :
« Then let me tell you, Sir… »

Jouvet :
« Ah ? Convenez pourtant, Monsieur… »

D'où sort ce "Ah ?!" Il n'y en a pas dans le texte original, et c'est tellement peu britannique.

Alors que de Wailly, si simple :

- « Alors, permettez-moi de vous dire, monsieur… »

Autre exemple :

Sterne :
«I know there are readers in the world… »

Jouvet :
« Je sais qu’il y a dans ce monde quantité de lecteurs »

D'où sort ce "quantité" qui est si laid ?

De Wailly (toujours simple et fidèle) :

« Je sais qu’il y a dans le monde des lecteurs…"

Voilà !

Si vous voulez lire Sterne, lisez la vieille traduction oubliée Léon de Wailly, on la trouve gratuitement sur Gallica


Lien : https://gallica.bnf.fr/ark:/..
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