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Critique de fulmar


« Dire que j'ai tout fait pour vivre ma passion dans ces espaces uniques, précieux. Cette forêt représente tellement plus qu'un lieu d'étude. C'était mon sanctuaire, un réservoir de beauté, où je me ressourçais. Aujourd'hui, à chaque sortie, j'ai peur de trouver des vêtements, ou un corps ».

Ces phrases ne viennent pas du livre de Irina Teodorescu. Mais d'un article de Télérama que je viens de découvrir. Elles sont prononcées par Marcelina Zimny, une paléoécologue à la station géobotanique de Bialowieza. Interviewée dans le cadre de la sortie du film « Green Border », de la polonaise Agnieszka Holland.
Coïncidence troublante, je viens de recevoir le livre « La forêt, désormais de l'intérieur », écrit par une roumaine francophone. Je l'ai choisi afin d'apprendre des renseignements sur la vie dans la réserve intégrale, vestige de la dernière forêt primaire d'Europe, un territoire préservé, car interdit.

« La réserve stricte, sept mille hectares, un secteur où personne ne touche à rien, où l'écosystème sylvestre s'entretient lui-même depuis dix mille ans. (…) Il y a autant d'arbres debout que d'arbres allongés, il y a la forêt dressée et la forêt renversée, un peu plus à l'égalité qu'ailleurs. C'est de cet équilibre qu'il nous vient, je crois, une sorte de paix, ou plutôt de compréhension du monde ».

C'est la page 30 du livre, la paix intérieure, je l'ai en moi, car en même temps que j'écris, j'écoute « Albion » de Harp, l'album de Tim Smith, ex Midlake, une musique emplie de douceur et de sérénité.
Mais je sens comme une anomalie dans cette euphorie, « des vêtements, un corps », ça ne colle pas avec l'ambiance sereine dépourvue de traces humaines.
Que cache l'intérieur de cette forêt ? « Il y a autant d'arbres debout que d'arbres allongés », une forêt primaire vous dis-je, avec des ours et des loups peinards, loin de toute cohabitation dangereuse avec l'espèce « homo sapiens ». Notre sagesse n'aurait tout de même pas autorisé à des non scientifiques d'y pénétrer, et à y perpétrer des actes barbares...
Non, un havre préservé, une réserve intégrale, une sorte de paradis terrestre, même pas une pomme pour un péché, juste des arbres centenaires et la biodiversité à l'état pur, intacte, originelle, sans tache.
« Green Border », couleur de l'espoir, « qu'elle était verte ma vallée », et pourtant…
Dans l'article, la guide Grazyna Chyra raconte :

« Dès que je suis en forêt, je regarde si les traces sont celles d'animaux ou d'hommes. C'est devenu un réflexe, comme ramasser les habits, les bouteilles d'eau ».

N'y aurait-il pas que les touristes pour migrer ? Ceux-là ne laissent pas de traces de leur passage, on leur a expliqué que ce secteur est « protégé intégralement », alors ?

Livre, page 154.
« Il y aurait des Syriens et des Afghans qui essaient de traverser la frontière, d'entrer en Pologne et en Europe occidentale en arrivant par la Biélorussie. Oui, j'ai vu des photos, il y en a une trentaine, coincés quelque part, à cent kilomètres au Nord. Encerclés par des soldats et par des barbelés. Des familles. J'ai vu une image avec un enfant tenant une pancarte WE ARE DYING. Mais loin d'ici, pas ici, pas dans la forêt. Pas notre affaire ».

Irina s'y est installée, dans une cabane jaune, sans se douter qu'elle allait être confrontée à une situation intenable. La frontière n'est pas que végétale, des humains y végètent eux aussi, dans l'indifférence quasi générale. Y aurait-il autant de corps allongés que de corps debout ? Et dans quel état ? Les moyens sont mis en oeuvre pour protéger la nature, c'est à dire ne rien faire, laisser la vie se poursuivre tranquillement, sans aucune pression de quelque sorte…

Mais là, on parle d'humains, des gens à qui on a fait croire que l'herbe sera plus verte ailleurs, qui ont été « invités » par un pays « ami », la Biélorussie, dirigée par un loup qu'a « chenko », ( pss, ça veut rien dire ! Les crocs, encore, ça passait... ) un prédateur qui a « accueilli » des innocents transformés en bombes humaines, en les dirigeant vers la Pologne, au mépris de toute convention internationale.
Automne 2021, le confinement se termine, pas pour tout le monde !
On sait ce qu'il en devint, déstabilisation de l'Europe de la part de Poutine, la forêt de Bialowieza zone d'exclusion, interdite aux media et aux organisations humanitaires. Enfin quoi, on vous l'avait dit, une réserve intégrale ça se mérite, il faut respecter la loi, on ne peut pas y faire n'importe quoi, c'est une zone frontière entre deux pays, et en Pologne, les ultraconservateurs sont aussi au pouvoir, donc ils vont gérer, pas touche à la zone, les arbres sont protégés et les ours vont bientôt s'endormir, alors, où est le problème ?

La scierie ? Pas besoin, on protège les arbres qu'on vous dit.
Non, la Syrie, ces gens en viennent, ils ont cru en vous, un peuple déraciné, prêt à tout pour sauver sa peau !
Des terroristes oui, ils sont arrivés ventre à terre, eh bien ils la retrouvent la terre, intacte, une réserve intégrale, une zone de non-droit, un lieu de silence, laissons faire la nature !

Je me disais bien que le titre était ambigu, désormais, je comprends « de l'intérieur », effectivement, c'est une forêt « primaire ».

La narratrice écrit un récit, style journal intime, onirique et en même temps roman engagé.
Elle part à la découverte d'elle-même en se livrant par petites touches, en quelque sorte l'arbre qui cache la forêt.
Le récit de jour se croise avec les notes de nuit où elle délivre ses pensées, ses cauchemars.

« Mais est-ce que la langue est une institution aussi figée qu'une promesse ? Ou bien, la langue est-elle un instinct » ?

Dans cette forêt, elle se met à l'abri du monde pour mieux l'explorer, pour mieux s'explorer.
Par effet miroir, elle se retrouve à la lisière d'elle-même, pour comprendre les événements de sa vie passée, de ce dont elle a envie aujourd'hui, la relation femme, mère, et enfants. le lien intime qui se dévoile et se détache.
La forêt se découvre et la personne se redécouvre.
C'est amené de façon subtile, et c'est aussi un plaidoyer pour la liberté de la femme.
Elle est en couple avec J, plus jeune, et raconte les interactions avec lui.
Elle explore ses envies, souvent sexuelles, et nous livre une intimité crue.
Elle est sans filtre, elle déroule un fil de pensée ininterrompu, en contact avec son inconscient la nuit.
Il y a une difficulté à lire les symboles et les images que la forêt ou le rêve nous envoient dans cet environnement mystique.
On est à la frontière, une zone de tension où se manifeste l'errance des migrants refoulés.
La forêt représente une zone d'habitation, de prison, de violence, de non-dit, d'interdits où s'exprime le besoin ou non d'intervenir, quitte à se mettre en péril.
Désormais, elle s'approprie cet espace qui devient une extension d'elle-même.

« La forêt est primaire et profonde, froide et humide, inhospitalière.
C'est un organisme complexe qui fait circuler sa pensée à sa façon.
Si on se place au bon endroit et si on est patient, on peut intégrer cette circulation de pensée.
Une forêt a ses intentions, ses sentiments, sa logique ; ça prend un temps fou de la comprendre, il faut se tordre l'esprit » à l'image de ses troncs tordus qui poussent à la recherche de la lumière pour sortir de l'obscurité.

« C'est là qu'on peut se dire que comprendre est un concept humain d'une grande vanité ».

L'écriture est particulière, on entend la musicalité des mots.
« La musique est un cri qui vient de l'intérieur », la vie liée, parfois juste des listes de mots, employés au premier degré. le style n'est pas chargé, mais les mots s'enchaînent pour aboutir à une profondeur extraordinaire.

L'auteure ne cherche pas à se cacher. En vidant sur le papier les mots qui lui sont parvenus pendant ses rêves, on a accès à une personnalité de la narratrice qu'elle se cache à elle-même puisqu'elle n'y a accès que la nuit.
Elle jongle constamment avec son animalité de femme. Toute la faune de Bialowieza se devine dans ses mots, des ombres qui se profilent dans ce territoire préservé, interdit.
Irina est sortie de la réserve.

« La forêt dressée et la forêt renversée », la nature humaine dans toutes ses contradictions.

Merci à Babelio et aux éditions La Grange Batelière pour l'envoi de ce roman dans le cadre de la masse critique.

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