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Critique de beatriceferon


C'est par hasard, en consultant un journal en ligne, que Carmen apprend la mort d'un célèbre poète de son pays d'origine. Son chagrin est d'autant plus vif qu'elle le considérait comme un ami, un confident, un mentor, et que personne ne l'a avertie. Pourquoi l'aurait-on fait, étant donné que leur relation était secrète. Pour exorciser sa peine, la jeune femme prend le volant et roule « au hasard et comme un bolide sur les routes communales de Sologne » heureusement désertes. Enfin, pas tout à fait, puisqu'elle tue un renard. L'accident agit comme un électrochoc qui la ramène sur terre. En rentrant, elle remarque des attroupements, des feux le long de la route. Et des pancartes : « les gens sont dans la rue ». Par association d'idées, elle est projetée dans le temps, en 1989, l'année où elle a vécu la révolution dans son « autre pays ».
D'Irina Teodorescu, je connaissais déjà « Les étrangères », un roman qui ne m'avait pas plu. C'est pourquoi j'ai eu envie de découvrir une autre facette de l'auteur en profitant de l'opération Masse critique privilégiée qui me proposait de lire son nouvel ouvrage à paraître à la rentrée de septembre.
Si la quatrième de couverture situe d'emblée l'action en Roumanie, pays natal de l'auteur, dans son livre, pourtant, elle ne le nommera jamais.
Sa narratrice vit en France, où elle exerce la profession d'avocate, spécialisée dans le droit des animaux. En 1989, elle vivait encore « là-bas » et la révolution, elle la décrit à travers ses yeux d'enfant.
Souvent, elle évoque les dirigeants du pays, dont les photos (avantageusement retouchées) trônent dans les classes. La petite Carmen éprouve donc le plus grand respect pour « le président » et son épouse, car « le camarade maître de la classe C » et « la camarade maîtresse » se soucient moins d'éduquer leurs élèves que de leur farcir la tête. Aussi, notre fillette est-elle très fière de l'ode qu'elle a composée, dédiée au « Parti » qui « avait remplacé Dieu et était, on nous l'avait assez martelé, notre père à tous ». Lorsqu'elle lit son texte à sa famille, à sa grande surprise, « tout le monde (…) éclata de rire ». Sans doute ses parents ne partagent-ils pas son enthousiasme ! En revanche, la camarade maîtresse, elle, la « félicita à plusieurs reprises, [lui] mit un 10 - équivalent du 20 - en roumain – équivalent du français – et décida que pour la fête de fin d'année et de fin de primaire (…) toute la classe apprendrait par coeur et réciterait en choeur les deux premières strophes de [son] poème ». Quant à la glorieuse poétesse, elle déclamerait la fin, comme une apothéose.
A partir du jour où éclatent les émeutes, l'enfant, à l'instar de sa famille, remplacera le « camarade président » par un timide « dictateur ». Il faudra attendre qu'elle grandisse pour qu'elle le nomme enfin Ceaucescu, lorsqu'elle retrace, non sans ironie, sa fuite et sa fin.
Puisque le roman est, en grande partie, consacré aux souvenirs de Carmen, on suit sa scolarité en fin d'école primaire. Si elle se taille un beau succès grâce à son oeuvre poétique, cela ne la met pas à l'abri des injustices de la camarade maîtresse qui ne l'aime pas, car, contrairement aux autres parents, « ni ma mère ni mon père ne s'étaient présentés devant elle avec les cadeaux requis en vue d'une amélioration indéniable de ma moyenne ».
En dépit des troubles, la vie de l'enfant semble assez heureuse. Pourtant, parfois, elle laisse filtrer quelques allusions aux difficultés auxquelles la population doit faire face. Carmen affrontera des heures de file pour pouvoir acheter quelques tomates. Lorsqu'enfin le camion paraît, « le chauffeur et la vendeuse fumaient, assis l'un à côté de l'autre sur le rebord de la devanture. Il ne se passait rien. » Et la centaine de clients sont obligés d'attendre, en silence, des fruits qui se révéleront sans saveur. En passant, la fillette remarque : « Ils vont introduire des tomates, - c'était ce qu'on disait, Ils ont introduit de la viande, par exemple, ou du fromage, ou des oranges, ils ont introduit des oeufs, vite, vite. » ce qui donne une idée du rationnement auquel les habitants sont soumis.
Mais peut-être ne s'en rend-elle pas vraiment compte ? Ses grands-parents paternels vivent la campagne et cultivent certainement leurs propres légumes. Ils achètent un cochon à engraisser, prétexte à l'épisode tragi-comique où la petite, qui considérait l'animal comme un compagnon, qu'elle emmenait en promenade, prend soudain conscience que le plat dont elle est en train de se régaler, n'est autre que son cochon. Après quelques larmes, elle se console en pensant que, « en quelque sorte, manger mon ami allait le transformer en moi, et je suppose que c'était une idée qui lui aurait plu (…) Je me promis de manger le plus possible de mon cochon. »
Si elle aime beaucoup aller chez ses grands-parents, au contraire, Dani, la mère de sa mère, lui fait peur. Il faut dire qu'elle est pour le moins étrange. Internée à plusieurs reprises dans un hôpital psychiatrique, Dani s'entretient avec le médecin, et ce qu'elle raconte fait souvent froid dans le dos.
De temps à autre, Carmen écoute les cassettes audio qu'Em, sa mère, enregistrait pour son amie partie vivre aux États-Unis. Ce sont celles qui sont restées cachées dans un tiroir. Em s'y livrait à des critiques du système qui ne pouvaient tomber dans l'oreille de la police.
Ainsi, les employés de bureau sont obligés d'aller nettoyer la rue. Certains chefs soumettent les femmes à un harcèlement sexuel contre lequel Em trouve une parade efficace ! Elle évoque aussi souvent sa mère qui la battait et la dénigrait, répétant à l'envi : « Tu es laide, moche (…) Tu es courte sur pattes (…) Dégage, tu m'énerves. »
Enfin, Carmen raconte l'amitié qui la lie au « Grand Poète », assigné à résidence par le Parti, et qui prendra la tête de l'insurrection.
Irina Teodorescu parle comme le ferait une enfant de dix ans, ce qui lui permet de prendre un certain recul, non sans que, sous l'apparente naïveté ne perce une ironie mordante.
Certaines images sont inattendues : « Dani (…) comme à son habitude, serrait ses dents avec une grande concentration comme si avec ses dents elle tenait les ficelles invisibles d'un filet qui la maintenait rassemblée ».
Bien que la politique ne soit vraiment pas ma tasse de thé, j'ai apprécié ce récit, surtout parce qu'il trace les portraits de trois femmes étonnantes : Carmen, Em et Dani.
Sans doute suis-je passée à côté de certaines idées, faute de connaître assez bien l'histoire de la Roumanie à cette époque. Pourtant, qu'elle soit présentée à travers des yeux d'enfants qui en parle indirectement fait l'originalité de ce livre. Aussi, je remercie Babelio et son opération Masse critique privilégiée, ainsi que les éditions Flammarion de m'avoir permis de le découvrir en avant-première.
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