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Critique de Biblioroz


Les robots ont acquis une autorité légitime sur les humains dont on ne se souvient plus qui la leur a donnée. La vie de ces derniers se limite à la télé pour un abrutissement passif et aux drogues, les fameuses pilules sopors, distribuées aux quatre coins de New York. Errent dans la ville ces hommes et femmes aux regards absents, l'esprit embrumé dans les nuages formés par la fumée des joints qui ne les quittent jamais. Pas de jeunesse, plus d'enfants. Les unités de temps sont les bleus et les jaunes. La lecture n'est plus enseignée, elle véhicule bien trop de sensations, de questionnements. Vous ne saviez pas que la lecture est une source de troubles de l'esprit et d'intérêt trop prononcés pour les sentiments des autres ? Eh bien au XXVe siècle on vous le dira !
Les humains sous prétexte de préserver leur intimité ne se parlent plus, ne se regardent plus. Á grand renfort de sopors, le bonheur est acquis. le bonheur ? Oui, celui de faire s'évanouir chimiquement la colère, la mélancolie, l'inquiétude… et de se déplacer tels des zombies, sans jamais se heurter aux voisins et surtout sans rien ressentir. En voudriez-vous ? Sont-ce les futurs remèdes à la liberté de chacun ? Ne plus ressentir aucune émotion est-il gage de liberté ?

Le plus intelligent des robots, Spofforth, est le doyen de l'université de New York. Par une expérience malheureuse il a bénéficié d'une mémoire humaine parcellaire dans un corps en tout point semblable à un très bel homme ; un cerveau humain copié et inséré dans un cerveau métallique. Sa vie artificielle est longue, trop longue. Son corps ignore la fatigue mais son esprit pèse, toujours à la recherche des zones d'ombre de sa mémoire. Ses créateurs ont inhibé en lui toute possibilité de suicide mais, chaque printemps, il monte sur le toit de l'Empire State Building et attend, en vain, l'impulsion qui le fera tomber dans le vide.

Paul Bentley est prof dans l'Ohio et, par un heureux hasard, il a appris à lire, seul. Sidéré par cette découverte, il propose ses services au doyen Spofforth. Celui-ci refuse que la lecture soit enseignée à l'université, enseigner la lecture est un crime, mais il lui confie la tâche de décrypter les textes d'anciens films muets.
Par une écriture diablement efficace, l'auteur déroule la lente remise en marche d'un cerveau qui pense, qui voit, qui constate, qui analyse et qui s'interroge sur tout ce qui l'entoure. Bentley s'ouvre enfin à l'existence. En visionnant ces vieux films, l'attention de l'homme se porte sur le caractère étrange de ces vies qui défilent devant ses yeux. Des vies dans lesquelles des familles (un mot dont il ignorait totalement le sens) se côtoient avec plaisir et échangent entre eux au mépris de toute intimité !
La progression établie par l'auteur renvoie parfaitement à celle qui s'opèrerait chez un homme d'une cinquantaine d'années, bien conditionné depuis sa naissance par une éducation qui prône le non-partage, la totale ignorance des autres et des pensées uniquement tournées vers soi-même. Bravant l'interdiction de parler à quelqu'un sous prétexte de perturber son intimité, Bentley va aborder une certaine Mary Lou qui squatte dans un zoo. Elle sera le déclic qui le fera sortir de la zone de confort artificielle gérée par les robots. Il lui faudra alors résister à la prise réconfortante de sopors pour appréhender le monde et se sentir vivre. Par son journal, on arrive aisément à saisir les vagues-submersion qui déferlent dans tout son être, parfois douloureuses mais toujours salvatrices.

Me croiriez-vous ? J'ai adoré la délicatesse et l'exactitude de Walter Tevis lorsqu'il défend, au coeur de cette histoire, notre chère Lecture ; ces marques signifiant des mots.
« J'éprouvais un certain plaisir à découvrir les choses que les livres pouvaient dire à l'intérieur de mon esprit… Je ne me suis arrêté qu'après avoir appris tous les mots des quatre livres. Plus tard, j'ai mis la main sur trois nouveaux livres, et ce n'est qu'alors que j'ai vraiment su que l'activité à laquelle je me livrais s'appelait « lire ». »
La découverte par Bentley de cette nouvelle matière à enseigner et la façon de l'exprimer dans ce monde devenu totalement insipide m'a donné des frissons.

Ce roman tout à fait brillant explore avec une grande intelligence l'importance de la lecture, bien sûr, mais aussi celle de la connaissance de notre passé, de nos souvenirs. Il ouvre la réflexion sur de très nombreux sujets que je n'ai pas pu m'empêcher de transposer dans notre époque : le respect de règles instaurées soi-disant pour être heureux par une entité dont on ignore la légitimité, les dangers de l'introversion portée à l'extrême, l'abolition des questionnements individuels avec un contrôle de l'esprit insidieusement mis en oeuvre par une éducation robotique, la peur de sanctions suspendue au-dessus de chaque individu pour s'assurer de leur complète docilité…
Walter Tevis, avec un humour inventif, nous glisse le petit message des limites de la robotisation avec le bel exemple des grille-pain, une réjouissante production en circuit fermé ! Et la justice qui prend la poussière depuis des jaunes et des jaunes est jubilatoire.

Parcourir l'alternance entre les journaux de Bentley et Mary Lou et le récit de la vie de Spofforth fut un régal. Cette dystopie n'a rien à envier à 1984 ou le Meilleur des mondes. En voulant simplifier la vie des humains au maximum on finit par oublier que nous sommes là aussi pour faire face à l'adversité, nous adapter à notre environnement et sûrement pas pour subir une dictature digitale en attendant celle des robots.
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