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Critique de Ingannmic


Quatorze nouvelles qui tournent autour de l'exil, plus précisément de "l'après", lorsqu'installé dans un nouveau pays dont on ne maîtrise ni la langue ni la culture, on tente de s'y faire une place. Les exilés sont originaires du Laos, dont ils ont fui la guerre, du moins c'est ce que l'on suppose à l'occasion d'une rare allusion à un passé qui n'a guère sa place ici.
Quant au présent, c'est l'entassement dans des logements trop petits, la pauvreté et la débrouille -on cuisine ce que jette le boucher-, les boulots pénibles et mal payés de manoeuvres ou d'ouvriers, (dans "Paris", pour les filles, le choix du lieu de travail se limite à l'abattoir ou la "maison aux nichons"), ceux qui laissent de la terre sous les ongles ou du sang sur les tabliers.

C'est l'intranquillité et un sentiment d'illégitimité permanents, comme le révèle de manière poignante ce père qui intime à ses enfants de ne surtout pas appeler le 911 en cas de problème lors de ses absences, et leur donne une hache avec laquelle ils sont censés se défendre contre d'éventuels agresseurs.

C'est la honte, que provoque la conscience de sa vulnérabilité et de sa différence, et qui pousse à vouloir gommer tout ce qui pourrait rappeler son statut d'étranger : on évite de dire d'où l'on vient, de parler sa langue natale, parfois jusque dans la sphère familiale, s'attachant à ce que les enfants ne parlent qu'anglais.

Certains vont jusqu'à se métamorphoser physiquement pour tenter de répondre aux canons de leur pays d'accueil, comme dans "Paris", où il est acquis que pour évoluer professionnellement, il est préférable pour les jeunes laotiennes de se faire refaire le nez, quels qu'en soient les risques.

D'autres, dont la volonté d'adhérer à la culture de leur nouveau pays pour s'y intégrer vire à l'obsession, finissent par se perdre. Ainsi la mère de la narratrice dans "Randy Travis", qui devient fan d'un chanteur de country jusqu'à la déraison, ou encore ce chauffeur d'autobus scolaire qui sous prétexte de s'adapter au mode de vie canadien, encourage la liaison qu'entretient sa femme avec son patron, ce qui leur permet de joindre les deux bouts...

Chacun puise en lui les ressources qui lui permettront de s'adapter tout en essayant de conserver son intégrité, et l'opiniâtreté et l'audace, parfois, paient. Ainsi cette jeune femme ambitieuse qui monte son salon de manucure-pédicure et y emploie son ex-boxeur de frère, dans une nouvelle au ton plaisamment enlevé qui évoque aussi les concessions -notamment à ses rêves- qu'induit la réussite.

L'autrice se place souvent du point de vue de l'enfant, qui endosse la lourde responsabilité de l'intermédiation entre ses parents et leur pays d'adoption. Emigrer, c'est en effet atterrir dans un monde où vos parents perdent leur omniscience et acquièrent une forme de fragilité, et où les rôles sont inversés : c'est l'enfant qui apprend à son père et sa mère leur nouvelle langue, qui les guide dans l'apprentissage de nouveaux codes qu'ils ne maîtrisent pas. L'enfant même souvent les protège, les ménage, les laissant dans l'ignorance des vexations subies, des subtilités langagières qu'ils ne comprennent pas et dissimulent parfois des injures ou du mépris.

Ce déchirement entre deux mondes peut aussi creuser un fossé intergénérationnel qu'entretiennent le manque de références communes et l'incompréhension entre des enfants imprégnés de la culture occidentale dans laquelle ils ont grandi et des parents considérés comme incultes et inadaptés. La nouvelle au titre évocateur "Tu me fous la honte" en montre un exemple extrême, en mettant en scène une mère obligée de se dissimuler pour espionner sa fille et s'assurer qu'elle va bien, cette dernière l'ayant littéralement reniée.

Pour autant, en dépit des souffrances, de la dureté, de l'exclusion qui compliquent l'existence de l'exilé, "Le K ne se prononce pas" n'est pas un recueil désespéré. D'une part parce que la combativité, l'affection que se portent généralement les familles et la solidarité y sont aussi présentes, et d'autre part parce que Souvankham Thammavongsa prend souvent le parti de l'humour pour nous conter ses anecdotes inspirées du quotidien, évoquant l'auto-dérision avec laquelle ses personnages rient des mésaventures que leur vaut leur manque de maîtrise de la langue, ou la manière facétieuse dont un père initie ses enfants au rituel d'Halloween en le colorant d'un apport personnel inspiré de leurs propres coutumes, une façon d'illustrer la richesse que permet le mélange des cultures.

Ses textes, portés par une écriture alerte, spontanée, qui parfois se fait même crue, dégagent par ailleurs une grande énergie. On oscille ainsi entre rire et tristesse dans cet univers que Souvankham Thammavongsa parvient à rendre à la fois familier et dépaysant.
Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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