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Critique de Colchik


Nous qui n'étions rien fait le pari de reconstituer la destinée mouvementée d'une famille de Shanghai sur plus d'un demi-siècle, depuis la mise en place du communisme jusqu'à aujourd'hui. Peut-on disparaître sans laisser de traces ? L'Histoire peut-elle effacer, sous son poids, le sort de millions d'individus qu'elle a balayés dans les soubresauts des révolutions ? Madeleine Thien répond à ces questions dans un roman ample, tumultueux et cependant d'une indéniable maîtrise.
Dans l'épopée qu'elle retrace, temps long et temps court se chevauchent constamment, le lecteur étant propulsé de l'un à l'autre par une sorte de dialogue entre le passé et le présent. Quand le livre s'ouvre, Li-ling, qui s'appelle aussi Marie, convoque ses souvenirs. Elle revit le moment de la mort de son père, Jiang Kai qui, après avoir quitté la Chine et rejoint le Canada, avait abandonné femme et enfant pour retourner à Hong Kong où il s'était suicidé. Dans les mois qui suivirent cette tragédie, le modeste foyer de Marie et sa mère, à Vancouver, accueillit Ai-ming, une étudiante fuyant les représailles consécutives aux évènements de la place Tian'anmen. La jeune fille devint vite une soeur pour Marie, éloignant sa solitude et calmant ses angoisses grâce aux chapitres décousus d'un mystérieux Livre des traces. Là, le récit se met à basculer vers le passé pour se recentrer autour d'une famille de chanteuses et de musiciens de Shanghai. Se dessine alors une généalogie dont les ramifications se déploient dans les plis et les replis de la Chine nouvelle. Réformes agraires, campagne des Cent Fleurs, Révolution culturelle, Quatre modernisations, Printemps de Pékin, la Chine nous apparaît comme une mer houleuse qui soulève sa masse grise dans des tempêtes qui emportent les frêles esquifs humains avant de les rejeter brisés sur le rivage.
Je me suis longuement interrogée sur la manière dont je ressentais les personnages du roman, essayant de comprendre la distance qui s'établissait entre eux et moi, comme si leurs ressorts m'échappaient à certains moments. Il me semble, après réflexion, qu'ils n'obéissent pas à ce qui détermine nos comportements judéo-chrétiens, l'idée du bien et du mal et le sentiment de culpabilité qui en découle. Leurs actes sont motivés par ce qu'ils doivent faire et ce qu'ils n'ont pu accomplir, la sanction de leur impuissance étant le renoncement. Quand Pinson échoue à protéger sa nièce Zhuli, il ne peut que renoncer à la création. Quand Jiang Kai abandonne Pinson pour suivre ses ambitions, il n'aura pas d'autre choix que de renoncer à la musique. Quand Ai-ming laisse derrière elle sa mère, elle sera incapable de vivre une autre existence loin de son pays. Seuls Wen le rêveur et Vrille en allant jusqu'au bout de leur amour n'ont pas à y renoncer.
Je ne pense pas avoir tout compris de la signification du Livre des traces dont les fragments épars relient les personnages au-delà du temps et de l'espace. Roman au début recopié par Wen le rêveur pour séduire la chanteuse Vrille, il permettra par la suite à cette dernière de le retrouver dans son errance de fugitif. Des chapitres de l'ouvrage sont aussi conservés par Grand-mère Couteau, recopiés par son mari Ba Luth, transmis à Zhuli, recopiés encore par Pinson, et Ai-ming en retrouvera une partie dans les documents laissés par le pianiste Jian Kai. Il fournit à chacun la possibilité de reconstituer l'histoire d'une lignée, d'en rassembler les membres aussi dispersés par la vie que les héros du roman. Peut-être Madelein Thien fait-elle de ce fil rouge une allusion à Sima Qian, le père de l'histoire chinoise qui a vécu aux IIe et Ier siècles avant J-C. Ce chroniqueur et scribe de l'empereur chercha à recenser l'ensemble des personnages mythiques ou réels des époques précédentes pour en faire une synthèse historique. Il s'attela à la tâche monumentale de sauver de l'oubli des fragments très curieux de la littérature ancienne et de redonner à des personnages discrédités la sagesse, l'honneur et le sens de la justice qui les caractérisaient. Il remarqua que « ayant aimé la retraite et l'obscurité par-dessus tout, ils effacèrent délibérément la trace de leur vie.» Madeleine Thien a choisi elle aussi de se faire la chroniqueuse minutieuse de ceux qui ont été emportés par les rigueurs capricieuses de l'Histoire.
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