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Critique de Ingannmic


Après la lecture de "L'été où maman a eu les yeux verts", relire Tatiana Ţîbuleac était une évidence. "Le jardin de verre" est aussi une histoire d'enfance fracassée, douloureuse.
Lastochka, la narratrice, revient sur les années vécues aux côtés de Tamara Pavlova qui en l'adoptant l'a sortie de l'orphelinat. Elle a alors sept ans, est éblouie par sa nouvelle vie, éperdue de reconnaissance envers sa sauveuse. Mais elle déchante vite, ou du moins relativise (il n'y a sans doute pas pire que l'orphelinat). Si Tamara l'a "achetée", comme elle l'apprendra par la suite, c'est parce que prenant de l'âge elle a besoin de main-d'oeuvre pour l'assister dans sa dure besogne de "bouteilleuse". Lastochka passe ainsi une grande partie de son enfance à ramasser des bouteilles dans une ravine, à vaincre la nausée provoquée par les odeurs de vomi, à supporter les ampoules aux pieds, les plaies à l'épaule, les brûlures aux mains provoquées par le nettoyage à l'eau bouillante de leurs collectes. Une enfance à compter sa petite monnaie sous la houlette d'une tutrice obsédée par l'argent. Car Tamara a des ambitions pour sa protégée, construisant avec le moindre kopeck l'empire qui un jour deviendra le sien. Il faut s'élever, même si c'est au prix d'un labeur dégradant, usant.

Cela passe d'abord par l'apprentissage du russe, qu'elle s'efforce de faire rentrer dans la tête d'une Lastochka rétive, dont les oreilles et la bouche sont en lutte perpétuelle, la bouche gagnant rarement. La petite se raccroche au moldave, par un inconscient besoin de révolte, traquant sans doute dans sa langue maternelle les traces d'une identité morcelée, à l'image de ce petit pays parmi les plus pauvres d'Europe, culturellement très proche de la Roumanie mais dont l'identité a été profondément malmenée, et constituant au début du roman l'une des quinze Républiques Soviétiques.

Les épisodes se succèdent, convoquant les souvenirs au fil d'une narration spontanée, faisant surgir tout un univers, celui d'un immeuble où, comme dans une cour des miracles, se sont retrouvés là au petit bonheur, à la suite d'on ne sait quel naufrage, Moldaves, Ukrainiens, Juifs, Russes, militaires démobilisés, braves femmes seules, jeunes et vieux, partageant un destin de misère et de débrouille entre entraide et conflits, formant une communauté animée et haute en couleurs. On retiendra notamment les figures de Zakhar Antonovitch, le vieil invalide de guerre veillant à toujours avoir des bonbons dans sa poche pour les enfants du quartier, Chourotchka et ses jambes éléphantesques, se faisant l'écho du monde sans quasiment mettre les pieds hors de chez elle, Pavlik l'enfant borgne, dont l'oeil droit a été arraché par d'autres enfants avec une pique, Marina, qui malgré la violence des coups maternels n'en fait jamais qu'à sa tête... et tant d'autres.

Et parmi eux Lastochka, "l'hirondelle", gosse effrayée et seule, portée à la fois par une profonde mésestime d'elle-même et un puissant instinct de survie, qui entreprend de construire son nid avec des saletés et des restes, fait le rude apprentissage du monde, et s'y adapte finalement, troquant l'innocence contre le pragmatisme, les rêves contre la dureté, s'interrogeant sur la difficulté en tant que fille, à acquérir son intégrité. En quête inconsciente d'une improbable beauté dans ce sordide environnement, elle parvient toutefois à débusquer quelque lumière, quelque joie, au cours des longs étés qui jette les habitants dans la cour de l'immeuble, dans le spectacle du châtaignier en fleurs, les jets d'eau, les cornets de glace, le jus de bouleau… A l'école -moldave, la fillette a obtenu au moins sur ce point gain de cause-, elle est la première de sa classe, et souscrit aux espoirs d'élévation sociale de Tamara Pavlova : elle sera docteur sinon rien…

L'ensemble reste pourtant baigné d'une profonde désespérance, alimentée par la détresse fondamentale de l'abandon et l'horreur d'actes de violence -abus sur les stigmates desquels les adultes détournent les yeux-, souvent évoqués de manière allusive, laissant l'imagination et la sensibilité du lecteur se dépêtrer avec les images ainsi convoquées. Et le présent, dont nous sont parcimonieusement livrées quelques bribes, n'apporte ni salut ni réparation. Bien que devenue chef de service dans un hôpital de Bucarest, Lastockha est poursuivie par le malheur, mère d'une fillette atteinte -tragique ironie du sort- de la maladie des os de verre. le besoin même qu'a la narratrice de dérouler son passé à l'attention de ces parents (désignés par un "vous" rhétorique) auxquels elle n'a jamais pardonné leur défection, révèle son incapacité à faire le deuil de son enfance brisée, de son innocence.

Cette fois encore, l'écriture de Tatiana Ţîbuleac donne à son texte une intensité et une singularité qui frappent le lecteur, en même temps que les sinuosités qu'emprunte la narration maintiennent sa curiosité en éveil.
Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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