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Critique de SZRAMOWO


Tôt ce matin, ou était-ce très tard dans la nuit hier soir, lorsque j'ai lu le chiffre 298 sur la page de gauche que je finissais de lire, et que d'un coup d'oeil acéré, j'ai vu seulement une dizaine de lignes sur la page de droite, j'ai compris qu'il me fallait devoir abandonner Janina Doucheyko à son triste sort dans la forêt primaire de Byałowieża, en compagnie des bisons, des chênes séculaires, et des tourbières.
Une grande tristesse m'a alors envahi, chassant définitivement le sommeil, je ne voulais qu'une seule chose : continuer à déambuler entre les maisons de Luftzug en compagnie de Madame Janina, de ses Petites Filles, des fantômes de sa mère et de sa grand-mère, de Matoga, de Dyzio, de Bonne Nouvelle, de l'écrivaine, mais cette chose était désormais impossible, et je n'aime pas rebrousser chemin. J'étais arrivé au mot FIN.
Vous l'aurez compris, je me suis carrément vautré dans ce roman.
Thriller, élucidations de meurtres, humour polonais, suspens, poésie de Blake, hiver glacial, été continental, nature et découverte, chasse et meurtres, oui certes, il y a tout cela dans l'histoire, mais tellement plus.
Madame Janina, comme elle déteste qu'on l'appelle, est un personnage plus qu'attachant, elle vous colle à la peau. Cette ancienne ingénieur a construit des ponts en Syrie puis, s'est retirée dans cette région de Kłodzko en basse Silésie, près de la frontière tchèque, où elle a acheté une maison.
Luftzug compte seulement trois habitants en hiver : Janina, Grand-Pied et Matoga. Les autres rejoignent la ville pendant la saison froide.
Janina recherche la solitude, ou plutôt non, elle a horreur de cette solitude de la société contemporaine, celle où l'on se retrouve seul parmi la multitude, parce qu'on ne peut pas réellement échanger avec les autres. Et solitude pour solitude, elle préfère la vraie solitude. Sa seule compagne est alors la nature et ses compagnons les animaux. Pas d'orgueil chez elle, ou de certitudes qui rendent les êtres invivables, encore moins de mépris pour ses contemporains.
Elle les observe, les comprend et, c'est vrai, les classifie en leur donnant des surnoms affectueux, Grand-Pied par exemple, ou Bonne Nouvelle pour la gérante du magasin de fripes qu'elle fréquente.
Seuls deux habitants échappent à ses patronymes chaleureux :
« Ils s'appellent Dupuits. Je me suis longtemps demandé s'il fallait leur inventer un surnom, mais finalement j'ai renoncé, car c'était l'un des deux cas que je connaissais où le nom de famille collait parfaitement à la personne qui le portait. (...) Il s'appelle Glaviot - et c'est précisément le deuxième cas où le nom convient parfaitement à celui qui le porte.»

En dehors de ces travers, Janina est un personnage reconnu de la communauté :

Elle assure la surveillance des maisons des habitants partis à la ville pendant l'hiver :
« J'essaye de faire le tour des propriétés deux fois par jour. Il faut bien que je surveille Luftzug, puisque je m'y suis engagée. J'inspecte une à une chaque maison qui m'a été confiée, et pour finir je grimpe sur la colline embrasser d'un seul regard l'ensemble du plateau.»

Donne des cours d'anglais aux élèves de l'école du village :
« A peine m'étais-je garée devant l'école que déjà mes élèves accouraient vers ma voiture - tous étaient en admiration devant la tête de loup collée sur la portière avant du Samouraï. ils m'emmenaient ensuite dans la classe en babillant gaiement, en parlant tous en même temps, en me tirant par les manches de mon pull. »

S'adonne à l'astrologie, observe Vénus :
«Le soir, je regarde Venus en observant avec attention les métamorphoses de cette belle Demoiselle. Je la préfère en astre vespéral, quand elle semble surgir de nulle part, comme par magie, avant de suivre le soleil dans trajectoire déclinante. L'étincelle de la lumière éternelle. C'est à la tombée du jour que se produisent les choses les plus intéressantes, car alors les différences s'estompent. Je pourrais très bien vivre dans un crépuscule sans fin. »

Dresse des cartes du ciel si vous lui donnez votre date, votre lieu et votre heure de naissance :
«Durant toutes ces années, j'ai récolté mille quarante-deux dates de naissance et neuf cent quatre-vingt-dix-neuf dates de décès, et je continue à mener mes petites investigations. C'est un projet qui ne bénéficie d'aucune subvention de l'union européenne. Conçu dans ma cuisine.»
«Maintenant, je peux le dire ; je ne suis pas une bonne astrologue, hélas ! Mon caractère possède une particularité qui brouille l'image de la répartition des planètes. Je les observe à travers mon angoisse et malgré une apparente sérénité d'esprit, que les gens m'attribuent dans leur grande naïveté, je vois tout en noir, comme à travers une vitre fumée.»

Chaque week-end, elle reçoit chez elle Dyzio, un de ses anciens élèves qui s'est pris de passion pour le poète William Blake et s'est mis en tête d'en faire la traduction en Polonais.
«C'est le plus célèbre poème de Blake. Impossible de le traduire sans en perdre la rime, la mélodie, le laconisme enfantin. Dyzio avait plusieurs fois essayé, et c'était comme résoudre une charade. »

Et par-dessus tout, elle adore la Tchéquie :
«Dans mon demi-sommeil, je repensais aussi à la Tchéquie, je revoyais la frontière et, derrière elle, ce beau et doux pays. Là-bas, tout était baigné de soleil, doré de lumière. Les champs respiraient paisiblement au pied des montagnes de la Table, qui n'avaient sans doute été créées que pour embellir le paysage.»
Mais si Janina est un personnage reconnu dans la communauté, on lui demande surtout de rester à sa place, de se cantonner au rôle d'originale un peu dérangée qu'on lui accorde, non sans générosité.

Lorsqu'elle se met en tête de vouloir régler certains problèmes de voisinage, dont la disparition de ses chiennes, en s'adressant à la police, elle ne reçoit en échange qu'un silence irrévérencieux et gêné, ou alors quelques sarcasmes dissimulés sous l'habit d'une politesse excessive.
«De nouveau, ils ont échangé des regards entendus, puis l'homme a pris lentement un formulaire.»
Mais Janina reste fidèle à sa ligne de conduite dans la vie :
«D'un autre côté celui qui ressent de la colère, mais qui n'agit pas, engendre la pestilence. C'est ce que dit notre Blake.»

Malgré les conseils de son ami Dyzio :
Pourquoi tu parles à tout le monde de ces animaux ? Personne ne te croit de toute façon, les gens te prennent pour...pour...a-t-il bégayé.
Pour une toquée, c'est ça ?
Oui, exactement. Qu'est-ce qui te prend de raconter ça ?

Janina persiste....

C'est dans ce contexte que des morts à répétitions surviennent : Grand-Pied disparait suite à un banal accident, mais il y a suspicion de meurtre pour le Commandant - chef de la police, et le Président - un ancien député, «habitué à diriger», et d'autres...

L'enquête piétine et Janina persiste à harceler la police pour proposer sa théorie à base d'astrologie et de vengeance des animaux, s'appuyant sur des exemples de procès d'animaux en France au Moyen-Age...

Elle est entendue par la police :
- C'est qui, le Samouraï ? me demanda le policier.
- Un ami, répondis-je, conformément à la vérité.
- Son nom, s'il vous plait.
- Samouraï Suzuki.
Il sembla décontenancé, alors que son collègue esquissa un sourire en coin.

Au fond, «Sur les ossements des morts», n'est pas un roman policier, il raconte l'incertitude de la relation sociale, la loterie du voisinage, la difficulté à communiquer avec l'autre, les risques contenus dans l'affirmation de sa vérité ou de la vérité, l'impossible remise en cause de la bien-pensance, le poids de la religion, la glorification de la chasse, les argumentations jésuitiques, la recherche du compromis, l'indifférence, le manque d'empathie des êtres vivants entre eux, la fuite devant la compassion.
En écrivant cela, il me vient cette idée : Janina évoque, en creux, l'héroïne de J.M Coetzee, Elizabeth Costello.
Dans sa conférence sur la vie des animaux, elle exprime ses doutes sur une civilisation qui, dans le même temps qu'elle proclame haut et fort les valeurs universelles de son humanisme et de ses « lumières », fait souffrir les animaux, pratique sur eux des expérimentations médicales, les élève à seule fin de s'en nourrir.

Mais Janina Doucheyko n'est pas Elizabeth Costello. le discours de la romancière reconnue et bardée de prix prestigieux est accepté, reçoit même des louanges ; on sait qu'il ne sortira pas des salons éclairés, des amphithéâtres des universités et des studios de télévision.
Janina elle, est dans l'action au quotidien, elle veut que ce discours devienne réalité, et c'est là que les ennuis commencent.

«En contemplant le paysage noir et blanc du plateau, j'ai réalisé combien la tristesse était un mot important dans la définition du monde. Elle se trouve à la base de tout, elle est le cinquième élément, la quintessence.»

«Pourquoi certaines personnes sont-elles mauvaises et viles ?» lance son ami Boros alors qu'en compagnie de Dyzio, ils écoutent Riders on the storm des Doors...
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