Elle ne s’était pas rendue compte que Pierre Latour était un naufragé de l’amour. Isabelle avait parlé lentement, le regardant toujours, comme hypnotisée. Ses doigts avaient balayé les miettes de pain sur la table. « A partir d’aujourd’hui, je ne bois plus », lui avait-il avoué en riant. A ce moment, il n’avait pas su interpréter le changement qui s’était opéré chez Isabelle. Ses yeux s’étaient éteints, sa bouche avait affiché un sourire, plutôt un rictus, qui avait accentué les rides qui se creusaient autour de sa bouche. « Encore une phrase extrême », avait-elle pensé. Isabelle les avait entendues souvent, ces phrases grandiloquentes qui laissaient présager un avenir heureux. Quelle déception ! « Je ne suis pas un ivrogne dans l’âme », avait-il poursuivi. « Qui l’est ? avait-elle failli lui demander. On le devient, c’est tout. » Isabelle avait eu envie de se lever et de courir à toutes jambes. Des phrases vides de sens. Des phrases dites dans un élan de métamorphose. Comme s’il suffisait de dire les choses pour qu’elles se produisent.
" Il faut que la vie redevienne comme avant " pensa Jeanne . Puis elle se demanda s'il était possible d'exiger de la vie une aussi grande faveur .
Julie se demandait s'il était permis d'être aussi heureux après les malheurs qui les avaients si lourdement touchés.
Roxane avait toujours envie de hurler, mais pas pour les mêmes raisons. Elle avait mal, mais elle savait que cette douleur s’était immiscée dans son ventre pour l’éternité. Elle revivait la mise au monde de son enfant, qui avait administré un pied de nez à la vie vingt-quatre ans plus tard. Pourquoi un tel geste de dérision ? A quoi ressemblerait-il, aujourd’hui ? Est-ce que, comme Emile, des cheveux gris égaieraient sa chevelure noire ? Est-ce que de fines rides s’accrocheraient à son sourire ?
En cet instant, elle devina que sa vie changeait de cap. Finies les routes sinueuses. Dorénavant, que des chemins unis et droits.