Citations sur Une vie après l'autre ou l'incarnation des possibles (6)
Un extrait qui m'a marquée :
"Sache que la prédestination n'est que prétexte à fuir indéfiniment, jusqu'à ce que l'on se trouve à court de souffle.
Là intervient la chance que l'on doit s'accorder.
A partir du moment où tu auras décidé de la direction que tu veux prendre, ne te retourne pas, ne t'encombre plus de cet excès de bagages que sont la vanité et sa cohorte de sentiments vains."
Ce qui est vrai pour la musique, l'est dans la vie. Rappelle-toi toujours que quoi qu'il arrive, nos existences ne sont pas vaines, si nous gardons à l'esprit l'essence même de ce que nous sommes.
La nuit, on se raconte des histoires et on trouve le courage d'y croire. Dès que le soleil se lève, les histoires persistent, mais c'est le courage qui vient à manquer.
- Mères sans fille, filles sans mère. Prédestination fatale, murmura Lila pensive. Certains d’entre nous viennent au monde dotés d’un lourd karma. Tu dois accepter ton destin, et éviter de te calquer sur ce que d’autres ont produit… Comprends-tu ce que je te dis, Gabrielle?
Lila avait involontairement haussé le ton.
- Je ne suis la fille de personne, Lila. Je suis issue d’un monde sans prédestination aucune, que pourrais-je bien reproduire?
- La peur. Une peur qui fera de toi son esclave si tu ne parviens pas à rompre avec la fatalité.
- Comment pouvez-vous connaître ma peur?
- Parce qu’elle est mienne, confessa la pianiste, et qu’elle m’a tenue éloignée de ce monde trop longtemps…
Elle se pencha soudain pour prendre le visage de Gabrielle entre ses mains. Elle lui effleura le front de ses lèvres avant de se lever.
- Comment puis-je rompre avec la fatalité si je ne sais à quoi elle ressemble?
Lila secoua la tête, l’air désolé, et s’en alla, courant presque.
- A quoi ressemble-t-elle? Implora Gabrielle.
Mais la virtuose avait disparu laissant à la vie le soin de répondre à sa place.
La virtuose, pieds nus, entortilla sa robe sur le haut des cuisses pour s’installer confortablement au clavier, sous les yeux fascinés de Gabrielle. Le visage de la pianiste reflétait une joyeuse décontraction, et non le masque empreint de gravité affichés lors de ses récitals. La plainte mélancolique du saxo alto s’éleva doucement, escorté par le frôlement léger des baguettes sur la cymbale charleston. Attendant son tour, le contrebassiste accompagnait silencieusement de ses doigts la rythmique. Lila s’infiltra à son tour avec une série de gammes étourdissantes qui mit la salle en ébullition.
Les exaltations que Lila von Haffen déclenchait en se produisant donnaient aux théâtres et opéras, réservés aux initiés, l’allure de salles de variétés emplies de groupies déchaînées. Le scénario se répétait invariablement où que la pianiste se trouvât dans le monde : elle arrivait pieds nus sur scène, vêtue de longues robes inspirées du costume des Arlésiennes de son enfance, cousues par une vieille gitane des Saintes-Maries de la Mer. De longs cheveux blonds vénitiens , dont elle accentuerait par la suite le roux prédominant , encadraient un visage pâle dénué de tout maquillage, à l’exception de sa bouche qu'elle fardait d'incarnat. Pour seul bijou, un ruban de velours noué à son cou. Lila ne saluait jamais lors de son entrée en scène, s'éclipsait la dernière note achevée, et ne reparaissait jamais en dépit des rappels assourdissants. « Originale! Folle! Excentrique! » s’insurgeaient certains, tandis que d’autres proclamaient avec passion : « Messieurs, on ne discute pas devant pareil talent, on s’incline!