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Critique de CardShark


Attendant ce livre impatiemment depuis ma lecture de Vision aveugle, je me suis jeté dessus à l'instant de sa sortie en VO. Une fois le livre fini, il m'a fallu une très grosse semaine pour digérer le morceau.

Quatorze ans après la Chute des Etoiles, l'élément déclencheur de Vision aveugle, Daniel Brüks, biologiste has-been, fossile vivant à peine modifié, vit en ermite dans le désert de l'Oregon et s'échine au travail sysiphéen d'y cataloguer des espèces animales originelles, dans un monde ou l'ADN utilisé pour la computation, le stockage de données, les virus thérapeutiques, l'ingénierie écologique, s'est depuis bien longtemps échappé des laboratoires et des serveurs de stockage pour s'incruster dans le génome de toute la biosphère. le climat est dans un état déplorable, ne tient debout que par l'investissement titanesque de ressources énergétiques dans des projets de géo-ingénierie à grande échelle. La Singularité est bien arrivée avec ses promesses d'utopie pour tous, sauf que ca n'a vraiment pas si bien marché que ça et a en quelque sorte laissé ces humains un brin demeurés de coté pour continuer sans eux. de plus en plus de gens préfèrent se réfugier au Paradis, univers virtuel permanent où ils peuvent enfin s'imaginer être omnipotents et tous puissants, ou dans l'ersatz de Nirvana par la catatonie irréversible de l'esprit de ruche Moksha, plutôt que de faire face à ce monde anxiogène et sauvagement hors de contrôle. La science traditionnelle est battue à plate couture par l'Ordre des Bicaméraux. L'Ordre, justement, qui a un monastère à deux pas de là où Daniel a posé sa tente. Pris dans le feu croisé entre ces derniers et un vampire qui a échappé à ses maitres, il va être embarqué, à bord de la Couronne d'Épines, dans un voyage vers la station de production d'énergie Icare au centre du système solaire ou « quelque chose » semble s'être infiltré après avoir remonté à contre courant le flux de données quantiques qui alimentait, dans Vision aveugle, le vaisseau Thésée en antimatière. L'Ordre croit y trouver un genre de Buisson Ardent. Valérie la vampire, peut-être enfin un égal à qui parler. Jim Moore le soldat, lui espère y trouver des indices sur le destin de son fils, Siri Keeton.

(en parlant de Jim Moore, vous pouvez faire une pause ici et aller lire l'excellente nouvelle The Colonel, qui se passe entre les deux livres http://www.tor.com/stories/2014/07/the-colonel-peter-watts)

La prose de Peter Watts si la chose est possible, est encore plus incisive et affinée que dans les livres précédents. L'écriture est un joyau finement ciselé, truffée de subtilités et de très nombreuses informations cachées à décortiquer, les thèses de l'auteur sont présentées tout au long de l'histoire par de savoureux dialogues et textes d'exposition via la réflexion de Daniel, personnage parfois un peu dépassé mais qui sert d'interface nécessaire entre le lecteur et les hypersavants qui l'entourent. (Tout comme Siri Keeton, ou à plus forte raison Lenie Clarke dans la trilogie Rifter, la pauvrette étant au final complètement dépassée par les évènements du conflit entre poids-lourds Lubin/Desjardin). Les personnages se dévoilent petit à petit ; Brüks vivant sa traversée du désert auto-infligée subi une incroyable évolution au long du récit. Jim Moore, rongé par la culpabilité d'avoir envoyé son enfant à la mort, est émouvant. Valérie est proprement terrifiante mais dévoile au fil des pages des motivations bien moins gratuites que le simple plaisir de flanquer la trouille à tout le monde alentour.

La principale faiblesse du livre, pour qui a lu Vision aveugle, vient du fait que son rythme est tellement moins soutenu. Au contraire, l'auteur prend très certainement plaisir à prendre son lecteur à contre pied en faisant miroiter ce genre d'aventure échevelée dans la première partie du livre avant de l'en priver, mettre un bon coup de frein au rythme de l'action, plus proche du huit-clos angoissant au tempo décompressé de Starfish, que du grand-huit allant toujours crescendo de Vision aveugle. L'entité extraterrestre n'est ici qu'une menace diffuse et incertaine (et qui se serait plain de visiter à nouveau les corridors de fullerène générateurs de trouille du Rorschach ?), mais elle sert de catalyseur aux évènements autrement plus importants qui secouent la race humaine et ses myriades de sous-espèces posthumaines, l'équipage de la Couronne d'Épines et Daniel Brüks en particulier. Néanmoins, force est de constater que arrivé au milieu du livre, pas mal de passages donnent quand même la sensation de relever de la harangue que l'auteur tenait absolument à caser dans un fouillis d'idées et de concepts lancées à la volée au détriment de l'harmonie et de la fluidité de l'ensemble.

Mais pour ceux qui vont digérer ça, c'est parti pour un rodéo d'idées époustouflantes. Watts attrape le taureau par les cornes, va encore plus loin pour illustrer ses réflexions sur la conscience (un effet secondaire évolutif sans valeur adaptative) et l'absence de véritable libre arbitre, et exhibe de nouvelles créatures posthumaines à la configuration neurologique des plus audacieuses, abandonnant leur mode de pensée humain comme un enfant abandonnerait les roulettes de son vélo, sans plus de regrets, en comparaison desquelles nos monstres de foire du livre précédent ont l'air de charmants gentlemen aux modifications pusillanimes et qui savent se tenir en société.

Watts s'attaque à un deuxième gros morceau avec la philosophie des sciences et la religion à travers l'Ordre des Bicaméraux et sa méthode de description du monde naturel tout aussi valide que la méthode scientifique, par opposition au concept moderne de Dieu des Lacunes sans capacités prédictives. L'ordre, un groupuscule religieux d'augmentés neuraux à esprit de ruche qui voient les solutions aux énigmes de l'univers dans des bouffées de délire intuitifs, sans s'encombrer de passer par la case hypothèse – expérimentation –validation, tombe plus juste que la méthode old school. Si comme moi, vous n'avez jamais eu à remettre en cause de toute votre vie le principe scientifique, attendez-vous à pas mal de réflexion. Seul problème. Mais qu'est-ce que ça vient faire là ? C'est inclus au chausse pied dans l'histoire d'une manière tellement peu naturelle !

Le final est fantastique, le livre bouleverse potentiellement complètement la fin de Vision aveugle, les répercussions sont vertigineuses. L'attrait d'un potentiel tome final en apothéose, une confrontation aux proportions titanesques (ou Watts aurait corrigé le tir par rapport à ce second tome, bien évidement !), est irrésistible.

Au final, un livre fascinant dont les thèses vont me faire méditer très longtemps, mais dont je ne peux m'empêcher de penser que ce qu'il a gagné sur ce plan s'est fait au détriment du divertissement, et que je suis obligé de classer nettement en deçà de son illustre prédécesseur.

Comme d'habitude avec Watts, son site web, refait à neuf (beaucoup moins affreux et beaucoup plus ergonomique) regorge d'informations connexes, d'animations, de textes pour éclairer ceux qui veulent en savoir plus sur l'univers de Vision aveugle/Échopraxie.

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