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Critique de LaBiblidOnee


J'ose rarement parler de « coup de coeur » en littérature : Ca semble si absolu et définitif, alors que je sais qu'un roman a tôt fait d'en éclipser un autre, dans nos coeurs inconstants et frivoles de lecteurs avides, en perpétuelle évolution. J'ai pourtant bien du mal à retenir ces mots en refermant ce très beau livre. Que d'émotions dans ce roman en vers libres ! Que d'intelligence dans la construction de ce récit qui raconte et dénonce, à fleur de coeur, une histoire éminemment politique ; Et quelle beauté dans ces vers libres, libres comme ce narrateur Syrien aurait voulu l'être du temps de Bachar : libre de penser et de s'exprimer, libre d'aimer et de profiter de sa famille au lieu d'être emprisonné pour ses idées, libre de ne pas quitter son village qui va sombrer comme lui, être englouti avec sa joie de vivre par le projet de barrage, à l'arrivée de ce fameux printemps révolutionnaire… libre comme seule la mort peut désormais le rendre. Alors moi aussi, j'ai fait barrage à mes larmes durant cette lecture, m'émerveillant d'en relire les vers, luisants et colorés, malgré les horreurs suggérées et disséminées, qui vont tout emporter.


« Je me suis allongée sur le miroir
Des mots
(…)
L'écriture comme une barque
Entre mémoire et oubli »


Avec le narrateur, « Je prends une grande, une profonde respiration, et tout ce que je connais mais que je fuis, tout ce que je ne supporte plus mais qui subsiste, tout ce qui nous tombe dessus sans qu'on l'ait demandé, je le quitte. »


Alors il plonge
Plonge et nous entraine
toujours plus profond
Et c'est dans ses souvenirs qu'il plonge
littéralement
Et sombre
car sans lumière ce sont les ténèbres
là-dessous
sous l'eau
celle qui a englouti
sa ville
sa vie
ses souvenirs


« Quand on a perdu un enfant, ou plusieurs enfants, ou un frère, ou n'importe qui comptant follement pour nous, alors on ne peut plus avoir un buisson de lumière dans le coeur. On ne peut plus avoir qu'un ridicule morceau de joie. Un fétu minuscule.
Et on se sent comme moi depuis tout ce temps :
séparé
Détruit.
Je continue de palmer, souple, toujours plus souple, pour ne pas blesser l'eau. (…)
C'est si beau.
Des poissons.
D'autres algues, gonflées comme la chevelure des morts.
Les couloirs verts et or de ma lampe torche.
Et, plus haut, comme une aile d'insecte dans le vent,
ma petite barque qui se dandine, ma petite tartelette de bois.
Sans oublier le soleil qui, même ici, continue de me traquer. »


Bien mieux qu'une madeleine, cet ouvrage se savoure lentement pour laisser les mots s'épanouir, leur sens émerger à notre conscience.


« Je suis bien.
Ce n'est pas une distance physique. C'est du temps.
Je rejoints ce qui s'est perdu.
Je rejoints le temps perdu.
A la terrasse du café Farah, cherchant une table libre,
je ne trouve que des bancs de boissons. »


Car Mahmoud, seul, a survécu
à sa famille,
femmes et enfants,
à son « déplacement »
à la guerre dans son pays
à la prison
à la torture
politique.


« Je redescends sous l'eau.
Voir ce que ma mémoire n'a pas retenu.
Les arbres.
Les arbres subsistent au fond du lac. Mais il est impossible de les reconnaître. Certains ont conservé leurs bourgeons, de pauvres petits grelots mauves
comme des doigts de pied d'enfants.
Lorsque je braque ma lampe et tends la main
en leur direction je voudrais que tu voies ça,
ils remuent faiblement, imperceptiblement.
Comme de petites menottes disant adieu.
Je pense alors à nos enfants. »


Quelle poésie dans cette tristesse, mais quelle lumière aussi dans ces vers souvenirs, qui éclairent le fond de l'eau, les ténèbres, tel le passé éclairant ce présent : Mahmoud, sur ce lac-miroir qui reflète désespérément les tenants et aboutissants de sa solitude. Et puis ces métaphores comme fil d'Ariane, « une barque à mi-chemin entre les mondes », entre les sphères familiales et politiques, la vie et mort, le passé et le présent. Mais le futur n'est-il pas toujours la mort, aussi ?


« Le poids de l'eau sur mon coeur, je le sens,
comme la masse qui appuie sur la base du barrage,
prête à le rompre. »


Des triples, quadruples sens aux phrases, aux vers, aux mots. Cette masse d'eau qui pèse de plus en plus au fur et à mesure que le plongeur s'enfonce, ses larmes qui recouvrent ses souvenirs, ce barrage qui menace de s'effondrer, de se faire exploser par l'ennemi, cette digue artificielle qui contient, pour combien de temps encore, la menace de sombrer.


« Les bras contre le corps, je palme vers la lumière.
Le monde, cette beauté détruite par la peur. »


Et les souvenirs remontent à la surface,
avec lui.


Et j'ai replongé
moi aussi


Dans ce lac de mon enfance, ce village de vacances
aux mystères engloutis ;
Près des fantômes mélancoliques des profondeurs glacées,
sous les soirées caressantes
de nos étés.
Avec ses larmes de fond qui nettoient tout,
Et mes souvenirs,
aussi.
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