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Critique de michfred


Parler d'un livre-culte n'est pas chose facile, surtout quand c'est  un livre qui est dans mon panthéon personnel depuis dix bonnes années, un livre-talisman,  prêté il y a dix ans par une amie très chère,  rendu à cette amie très chère parce qu'on ne taxe pas un livre, fût il adoré et introuvable , à  une amie très chère, et offert par cette amie très chère après de longues années de recherche pour un anniversaire qui a été,  du coup, une double fête!

Je me le gardais pour la bonne bouche, pour le relire, en gourmandise,  au bon moment.

Vivre avec une Étoile, trouvé par chance et adoré lui aussi,  a réveillé mes papilles de lectrice et j'ai sorti de sa cachette le seul livre que je ne prête jamais- bien trop peur qu'on ne me le rende pas!-  pour le déguster à mon aise, en sybarite.

Surprise! J'avais gardé le souvenir d'un humour-juif- plein de saveur, et de vrais éclats de rire: sans doute ma mémoire, sélective et optimiste,  n'avait-elle cristallisé que le début, cocasse et sarcastique à souhait.  L'humour est là,  bien sûr,  mais c'est tellement plus grave, plus prenant, plus sombre, plus bouleversant que l'histoire d'une confusion entre deux statues,

Est-ce la lecture récente de Vivre avec une Étoile,  dont l'humour voile à peine le tragique et le désespoir,  qui a jeté sur cette relecture une ombre plus prononcée ? 
Est-ce, comme on dit pudiquement "la conjoncture",  pas bien rose, en ce moment,  en ce qui me concerne?
Ou n'est-ce pas plutôt que, quand on relit un livre aimé,  on court  toujours deux risques, celui d'être déçue par le livre, ce qui ne fut pas le cas, ou celui d'être déçue par soi ?

Vous avez compris: comment , mais comment ai-je pu passer à côté de tant de finesse, de tant de signes sans les voir? Comment ai-je pu ne pas voir que des statues, dans ce livre génial, il y en a autant que de personnages, qu'elles quadrillent et aimantent le récit,  en y semant leurs signes de pierre,  comme, dans la forêt noire, les cailloux du petit poucet, pour dessiner à la fois la carte d'un enfermement,  d'une incarcération progressifs et celle d'une résistance héroïque, stoïque, d'une ultime rébellion de vie face à cette condamnation à mort?

 Voici l'histoire:

Sur le toit de l'académie de musique, Heydrich, "protecteur" de Bohème Moravie, grand prescripteur de la solution finale à Wannsee, nazi enragé et  fraîchement arrivé à Prague pour exécuter son mandat -et exécuter n'est pas une métaphore- , a entrevu la statue du musicien juif Mendelssohn. Il ordonne en fureur-avec jeu de mots- qu'on l'enlève, mais les sous-fifres nazillons, les administratifs tchèques à leur dévotion  , la communauté juive elle-même en la personne de son  Grand Rabbin,  tous sollicités, tous montés sur le toit, ne savent comment distinguer Mendelssohn des autres statues de musiciens. Soit par inculture,  les deux premiers,  soit par culture, le troisième  -la religion juive refuse les représentations humaines, statues, portraits..

Les fonctionnaires du Reich décident donc d'enlever la statue de celui qui a le plus gros nez. C'est Wagner, chantre préféré du Reich, qu'on ôte du toit!

Début en fanfare, drôle, caustique, enlevé - sans jeux de mots.

 La suite est moins drôle: tous les protagonistes de ce quiproquo vont le sentir passer...mais Heydrich lui-même ne l'emportera pas ..en enfer :   cette statue sera sa statue du Commandeur -ça tombe bien,  il se prépare à assister au  Dom Juan de Mozart , à l'Opéra de Prague- . Peu de temps après, il tombe sous les balles de deux résistants tchèques. 

Mais le roman ne s'arrête pas là, ni L 'Histoire : les représailles sont terribles.

Même si l'avance des Alliés,  le rouleau compresseur des Russes,  galvanisés par Stalingrad, les villes allemandes mises au tapis,  même si tout semble augurer d'une défaite prochaine de l'Allemagne nazie et d'un départ imminent des forces d'occupation de Prague, la poigne de fer des nazis aux abois s'abat sur Prague et la répression fait rage :  les têtes tombent,  les wagons plombés roulent en convois de plus en plus nombreux vers l'est, quelques "oradours" locaux permettent aux nazis de se défouler- pauvre village de Lidice !- ,  le camp de Terezin, aux portes de Prague, se vide et se remplit comme une machine infernale, au rythme des arrestations et des exécutions.

 L'étau du désespoir se resserre sur la ville aux mille statues.

 Comme des moucherons dans une toile,   tous les menus personnages brassés par cette péripétie surréaliste , s'agitent , se débattent et se prennent dans les fils tendus par l'aragne nazie enragée de vengeance. 

 L'un, Richard Reisinger, juif et donc coupable,  est envoyé dans l'entrepôt de la Gestapo pour collaborer sous la menace à la spoliation méthodique des biens de sa communauté :  il se se sait donc condamné à plus ou moins brève échéance. Cela ne l'empêche pas de détruire à coups de masse la statue de la Justice du tribunal de Pancrač : " la Justice " désormais "ne "gênerait plus personne"..

L'autre, un juif communiste,   atteint de la maladie de la pierre qui ossifie ses os et le statufie  impitoyablement , se soucie avant son propre salut, de mettre à l'abri ses deux petites filles, Adela et Greta.

Il a recours à un troisième,  Jan Kruliš, un résistant que les petites  appellent tonton Jan. Il  leur trouve cachette et nourriture grâce à  la protection d'un ange aux ailes de pierre...creux et plein de viande de porc -on n'est pas trop regardant à ses protecteurs ni à ses  pourvoyeurs quand on meurt de faim dans le ghetto!-.

Un autre, sculpteur à  Terezin , est contraint de sculpter le gibet où seront pendus deux par deux les victimes expiatoires choisies par les nazis.

Tandis que les nazis, eux,  rivalisent de mauvaise foi pour annexer les statues de Prague , celles du pont Charles, celle de Roland, celle de Saint Georges, tout un petit peuple mû par l'énergie du désespoir et une farouche envie de vivre cherche dans ses racines et dans sa ville martyre les "statues" qu'il peut encore ériger à sa liberté.

Les "statues" les plus vivantes, les plus boulersantes qu'ils puissent ériger contre la barbarie sont celles de la dérision, et, chez ce peuple mélomane,  celles de la musique, et singulièrement des chansons.

Je ne peux relire sans larmes la séquence du chant de Terezin, ni celle,  qui conclut le livre,  des  comptines scolaires balbutiées sous la torture par les deux petites fugitives, Adela et Greta, finalement tombées dans la gueule du loup,  qui dressent contre les barbares le mur vivant de leurs airs enfantins.

" À l'opposé de la pierre morte des monuments, commémoratifs ou comminatoires, ils étaient la vie qui triomphe du trépas" conclut sobrement Jiří Weil.
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