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Critique de oiseaulire


"Paris-la-politique et autres contes" est un ensemble de textes expérimentaux relativement austères, dont le principal, et je n'aborderai que celui-ci, concerne l'organisation d'une ville où se déroule un carnaval permanent. On devine, bien entendu, étant donné le titre du recueil, que cette ville n'est autre que Paris.

On entre dans un univers distancié et extrêmement déconcertant. Les raisons en tiennent au style d'abord.

Dans une subversion des usages et des règles grammaticales, est systématiquement utilisé le substantif féminin ou pronom "elle" en lieu et place du substantif masculin ou pronom "il" habituellement utilisé pour désigner un ensemble de personnes de genres non déterminés.

Ainsi on peut lire : "C'est une drôle de ville où si quelqu'une remarque qu'il est nécessaire de balayer les rues, il s'en trouve tout de suite une autre pour dire qu'il n'y a pas assez de poussière. (...) Celles qui viennent d'arriver essaient de concilier les débatteuses".
L'auteure renverse ainsi l'universel cul par dessus tête : de masculin, il devient féminin, et ne sont attachés au genre masculin que les substantifs grammaticalement masculins. Par exemple on peut lire : "Le vent est en train de pousser des tombereaux de poussière. ILS arrivent comme d'épais nuages rouges."

J'ai d'abord été désarçonnée par cette contrainte stylistique, mais (est-ce parce que je suis une femme ?) m'y suis vite habituée, avec un relatif confort de lecture, comme si l'effort à fournir pour adhérer au texte était moindre.

Je doute fort en revanche que les lecteurs hommes y trouvent leur compte : la place du féminin dans notre vie mentale, façonnée qu'elle est par notre langue d'origine latine, est en effet minorée du fait que même s'il est un sous-ensemble de l'ensemble/universel au même titre que le masculin, cet universel se désigne au masculin. Ce qui produit une confusion entre le sous-ensemble masculin et l'ensemble/universel, le premier tendant à se substituer au second dans notre compréhension du monde et à tirer, si j'ose dire, la couverture à lui.

Et voilà pourquoi Dieu porte une barbe et pourquoi votre fille est muette.

Venons-en maintenant au fond : la ville que nous décrit Monique Wittig est observée avec un regard extérieur proche de celui de Gulliver dans ses voyages. Cette ville offre un aspect étrange, décalé, cruel : son étendue se confond avec celle d'une immense fête foraine où des corps en transe s'entassent autour de ballons de baudruche avec un engouement sinistre ; un peu plus loin résonnent des appels à la folie auxquels on est supposé obéir : tout être raisonnable et persistant à l'être se verra incessamment placé dans une institution spécialisée ; une mode sévit en ville, consistant à marcher plié en deux, la tête entre les genoux, et l'auteure de se moquer : "ah c'est un beau spectacle que ces petits et ces grands culs qui se présentent en l'air tandis que (...) les cheveux tombent" ; partout sévissent les pires désordres et confusions : la parole est confisquée par un petit nombre, la moindre tentative de prise décision est bloquée par des oppositions systématiques et absurdes ; il est impossible de s'aventurer dans les rues à la nuit tombée sans se faire rouer de coups, et gare à qui se plaint, il sera aussitôt désigné comme responsable de la violence qui lui a été faite ; la justice est une pétaudière, tout argument que vous croirez en votre faveur sera retourné contre vous par de redoutables sophistes ; sans parler des abominables jeux du cirque ou de pauvres affamées devront se disputer devant une foule en délire les morceaux de viande qu'on a bien voulu leur jeter en pâture.

L'auteure se livre là, avec une jubilation féroce, à l'évocation haute en couleurs d'une démocratie corrompue, où sont bafouées toutes les règles du bon sens et de l'équité. Ce texte, écrit en 1985 a gardé toute son actualité, mais l'exercice parodique demeure assez classique.

Monique Wittig, féministe straight* a beaucoup contribué à la diffusion en France des études de genre et a adapté sa réflexion à la structure de la langue.

* le féminisme straight est un féminisme matérialiste selon lequel la division en genres joue le même rôle dans l'organisation économique et politique que la division en classes sociales dans la pensée marxiste.
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