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Critique de Tempsdelecture


Nous remercions The Guardian, grâce aux critiques et recommandations littéraires duquel nous n'aurions peut-être pas eu ce récit traduit et publié en France par les Éditions du Seuil. Lea Ypi propose sa toute première oeuvre, qui n'est rien d'autre que le récit de sa vie dans le pays qui l'a vu naître puis grandir, l'Albanie. Peut-être le pays d'Europe le plus discret, guère familier à nos yeux d'européens si ce n'est pour être le voisin de la Grèce, ou en tout cas pour avoir été celui qui fut pris en étaux dans la dictature la plus dure du continent. C'est un témoignage que j'avais ainsi très envie de lire, d'avoir enfin une vue sur ce pays qui apparaît très peu dans le fil de nos informations quotidiennes, dont la littérature reste assez confidentielle en dehors d'Ismaïl Kadaré, qui le représente avec honneur. Lea Ypi vit désormais à Londres depuis qu'elle a fui son pays, c'est de là-bas qu'elle a remonté le fil de son passé, avec sa vision et acuité d'adulte et le recul des kilomètres et des années.


C'est dans une société absolument opaque dans laquelle je me suis plongée, dont les noms des principaux et récents gouvernants me sont aussi inconnus que son histoire, à savoir Enver Hoxha président de la République populaire d'Albanie, et le roi Zog 1er : le fait de savoir que cette dictature s'est détachée de l'URSS, et de son communisme trop laxiste pour son dirigeant refusant la déstalinisation de 1956, pour se rapprocher de la Chine et de son régime, m'a longtemps interrogée. Lea Ypi apporte les réponses souhaitées, démystifie son pays et cette aura de mystère que lui conférait ce repli absolu sur soi du pays. le couple de ses parents est une illustration parfaite du carcan imposé à chacun, broyé par le poids de ces lois, de ces interdits et obligations qui visaient à tout répertorier et hiérarchiser. Première chose qui m'ait marquée, c'est cette biographie, que Lea Ypi ne cesse d'évoquer, à laquelle se résume la vie de chaque Albanais : une sorte de casier judiciaire en civile, ou de curriculum vitae, qui comptabilise les bons et mauvais points des citoyens, qui les maintient au bas de l'organigramme. Cette volonté de contrôle obsessionnel assez délirante donne un premier aperçu de la dictature balkanique. Les choses ne s'arrêtent évidemment pas là. L'auteure confie qu'elle s'est véritablement rendu compte de l'ampleur de l'épaisseur des barreaux qui les tenaient étroitement prisonnier à la chute du régime. Les langues se délient, en premier lieu celles de sa famille, ses parents et sa grand-mère qui loge avec eux. Les dernières traces de la comédie qu'ils ont jouée, pendant des années, s'effacent à la lumière d'une liberté aussi nouvelle qu'aveuglante, ils ne savent plus qu'en faire. Et il est effarant de constater à quel point ce pays s'est retranché sur lui-même, faisant de tous ses voisins, de ses anciens alliés - soviétiques, Chine - et du reste du monde, des ennemis de facto, reprochant aux uns et aux autres de pratiquer un capitalisme débridé et une inégalité flagrante qui divise son peuple.

L'expérience des premières années de vie de Lea Ypi, qui sommes toutes ressemble à bien d'autres, constitue une véritable page d'histoire albanaise, essentiellement du XXe siècle puisque la véritable date de naissance de ce pays unifié date de 1912, lorsque Zog s'est autoproclamé roi des Albanais jusqu'à l'invasion des fascistes italiens en 1939, la libération du pays en 1944. La lignée familiale de Lea Ypi est un parfait exemple de l'évolution de l'histoire albanaise, de ceux qui sont particulièrement surveillés, car filles et fils de dissidents, une grand-mère grecque d'origine, pur héritage d'une famille jadis puissante et pourtant très progressiste, un père pétri d'idéologie socialiste et un aïeul ancien Premier ministre collaborateur. Cette grand-mère est à la fois touchante dans l'aide qu'elle apporte à sa petite-fille et admirable, ayant appris le français dans sa jeunesse au lycée français de Thessalonique, elle l'utilise comme un outil de résistance, une bulle de liberté qu'elle s'accorde au milieu des exigences de la dictature. le récit de la fille que l'auteure était rend compte de tous ces silences et mensonges qui ont été le ciment de son enfance, qu'ils viennent de sa propre famille, dans un élan protecteur, figée dans la terreur de devenir opposants au régime, ou par l'institution scolaire, figée, quant à elle, dans des élans propagandistes les plus éhontés qu'ils soient. C'est particulièrement notable lorsque la jeune Lea est confrontée aux quelques touristes qui osent s'aventurer dans ce coin des Balkans, qui n'auraient pas été considérés avec plus d'antipathie que s'ils étaient arrivés de Neptune, et le chewing-gum et le coca comme des objets sataniques pour les autorités, mais tellement attirants pour ces enfants, autant que pour les adultes.

Il est saisissant de constater à quel point le régime albanais a pu gommer l'identité de son peuple, ou chaque citoyen se doit d'avoir une biographie aussi exhaustive qu'une liste de courses, et notamment à travers la religion, que les Albanais se réapproprient après la chute du gouvernement : Lea redevient musulmane, se réapproprie le passé familial aux racines multiculturelles - tout ce que l'Albanie des années de fer abhorrait - et s'autorise à vivre au-delà des attentes des uns, des autres, codifiées, écrites par avance. Cette chute est en réalité une libération, des esprits, de la parole et pour les parents de Lea, le temps d'une séparation. La réalité alternative qu'avait construite pierre après pierre la dictature de Hoxha s'effondre, les illusions aussi, si certains restent en Albanie, d'autres prennent la mer pour rejoindre l'Italie, la voie principale vers un avenir qui fera de Lea Ypi un professeur dans un pays de cet ouest, longtemps décrié par la défunte dictature, et dont elle a adopté la langue, puisque c'est en anglais qu'elle a posé son récit par écrit.

L'auteure conclut son récit en évoquant l'idéologie qui a ruiné la première partie de sa vie, et contraint à fuir définitivement son pays en bateau, et qu'elle s'attache à recadrer lors de ses cours à l'université. de sa propre expérience du communisme, elle rend compte, et à juste titre, du fossé qui la sépare de ces militants qui s'appuient sur des figures mortes pour ériger leur idéologie du socialisme en étendard, totalement dévoyée pour elle qui l'a vécu pendant douze ans. Une part d'elle-même à démystifier ce que ces révolutionnaires en carton ne considèrent comme une dérive alors même que d'autres ont succombé aux mêmes dérives lorsque la tentation du marxisme s'est concrétisée.


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