Je cause doucement, comme pour un gosse que je voudrais endormir, je tente d’apaiser l’ambiance. Je ne fais pas un métier facile, parfois quand ça part mal, faut faire comme les vieux bouchers, attendrir la viande…
Penses-tu qu’il m’écoute, il continue de m’écorcher les oreilles ce connard.
L’autre hurle de plus belle. Il va se décrocher les cordes vocales.
Heureusement que la ferme est isolée, personne ne peut l’entendre. Il peut brailler plus fort que Céline Dion et Lara Fabian réunies. Personne ne le qualifiera en finale de The Voice.
— Il bouge ! s’énerve Daddy
Le gorille remue dans tous les sens. Il tire comme un dingue sur les sangles, l’abruti. Les lanières de cuir sont tendues à l’extrême, ce taré serait bien foutu de me les péter !
Quatre bonshommes, il faut quatre copains pour tenter de le maintenir à plat, le temps de resserrer les sangles et qu’il ait le moins d’amplitude de mouvement possible.
— Calme-toi...
Je vais finir par arriver à mes fins, le tout est de savoir comment m’y prendre, et crois-moi, j’ai la pratique.
Mon patient est un beau bébé, un balèze même. L’énergumène est bâti comme un colosse. Il est allongé sur une table de cuisine Rustica. Le genre de modèle qu’on trouve dans une ferme, pas de la merde comme chez Ikea ou Conforama. Là, on a droit à la table billot de bois, montée sur quatre pieds gros comme les cuisses d’un taureau. De la table de champion. Le madrier qui ne bouge pas quand on cogne dessus.
Je tente de me concentrer, mais ce tocard me gueule dans l’oreille. J’en ai les esgourdes qui frôlent le point de rupture. Avec mes quatre-vingts printemps au compteur, j’ai les tympans ruinés par Brian Johnson, mais alors là, avec cet empaffé qui monte dans les octaves, il va bien me rendre sourd pour de bon.
— Il est vivant ! Putain, il est vivant…
L’apprenti balise grave. Il vient juste de se rendre compte qu’on n’est pas là pour rire. Le gamin s’écarte, un coup de panique. Il est pris d’un haut-le-cœur de force dix, il manque de se gerber dessus, il se lamente.
Et l’autre fils de pute qui n’arrête pas de brailler !
Je soupire, elle me gonfle cette affaire, je n’ai pas que ça à foutre !
L’autre connard se met alors à gigoter dans tous les sens.
— Bouge pas !
Déjà que ce boulot est loin d’être facile, si en plus faut subir le bruit et l’odeur.
— Arrête...
Il hurle encore plus fort, des vocalises de diva.
— Tais-toi, nom de Dieu !
"- Il est vivant ! Putain, il est vivant..."