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Critique de Sejy


Sejy
27 septembre 2013
Decorum : fin de civilisation. Un poste avancé, village grossièrement fortifié, cerné de tours de surveillance. Clairsemés, boiteux, des poteaux télégraphiques survivants disputent l'horizon aux bâtiments abandonnés, aux ponts et routes désaffectés crachant leurs rares carcasses de véhicules dévorées par la végétation. En mode grand spectacle, le trait livre des pastorales ciselées, aguichantes, esquissant le portrait d'un territoire fantôme reconquis par la nature. La couleur déploie sa vague chlorophyllienne, noie une mosaïque de vestiges évocateurs, festivités eschatologiques consommées d'un nouveau mojo postapocalyptique, obsédant, irrésistiblement invitatif : ça y est, vous y êtes ! Soudain le chant d'une sirène hurlant le danger exhorte à roder votre art de la fugue ; sans hésitation, courez ! Car ici, depuis longtemps, Sapiens a troqué son leadership contre une place de met de choix au buffet garni de la chaîne alimentaire. Et, quand le maillon du dessus est de sortie, il ne fait pas bon traîner ses guêtres en pleine zone de menace…

Déjà une décennie que le péril a surgi du froid. Que la « peste blanche » échappée de Sibérie a frappé, décimé. Homme après homme, ville après ville. Quand l'ouverture nous livre ses premières cases : les frangins Goodwoody, orphelins aux pédigrées encombrés, déboulent à « Fort Apache », une des colonies reliques de l'humanité déclinante. La dernière chance pour ces deux brebis galeuses…

Parlons franc ! D'emblée, le scénario libère une impression familière, la mémoire de chemins déjà empruntés où l'appréhension guette un ennui mortifère. Sauf ! En étirant avec talent la cordelette du temps, dénudant son univers par brides, installant pas à pas ses personnages dans un climat souvent insoucieux, Benjamin von Eckartsberg instille la curiosité puis une appropriation bientôt évidente. La mise en bouche accrocheuse, suffisamment pour se laisser chatouiller par ses relatives imperfections, séduit tout à fait dans un récit qui resserre ses desseins autour des spécimens de l'espèce adolescence. Augurant des karmas marqués du filigrane William Golding, arborant les promesses d'une anticipation intimiste, plus proche de l'humain, l'histoire ébauche les contours d'un changement de statut espéré dont l'oeuvre dissémine les premières pousses dans son incroyable esthétisme.

Les mains du dessinateur – en l'occurrence de l'illustrateur - façonnent des planches à la beauté asphyxiante. Parenthèse : sans m'exhiber Ayatolah du dessin dans ton gros nez labellisé « bd à papa », je confesse un goût certain du classicisme crayons-feuille blanche et quelques réactions épidermiques voire d'imbéciles préjugés quand l'infographie courtise le neuvième art. Alors heureux que moi ! Car j'ai rencontré un gourou… et je mourrai moins idiot (euphémisme). Prince du mulot, thaumaturge de la tablette graphique, alchimiste du stylet, ou qu'ajouterais-je encore : les compositions de Thomas von Kummant sont simplement éblouissantes. Chaque case suggère une profondeur démentielle, libérant son lecteur abasourdi dans des cadrages virtuoses, dans la sophistication, la générosité du détail et une lumière exceptionnelle de maîtrise. Où la scénographie définitivement périlleuse devrait se parer d'ombre ou de désespoir, elle puise régulièrement ses couleurs à l'insouciance inhérente aux caractères des jeunes personnages, dans leur inspiration à vivre intensément. Esquivant un rendu graphique au style parfaitement réaliste, chacun des visages parvient néanmoins à insuffler un degré d'émotion, d'existence prêtant la respiration au papier. Les tempéraments archétypes, les remarques, les comportements banals ou les situations moins attendues en résonnent plus vrais.
L'immersion est totale, le pouvoir d'attraction irrémédiable.

Chronique d'un carton annoncé ?
Gung Ho ! Osons le pari !
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