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Une histoire de l'art

Série de 2 livres (En cours). Écrite par Philippe Dupuy (2),


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Une histoire de l'art, tome 2 : Ne pas pein..

La générosité n’est pas une faiblesse dont s’embarrasse les banquiers.

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Ce tome est le second d’un diptyque intitulé Peindre ou ne pas peindre, ayant fait l’objet d’une réédition Peindre ou ne pas peindre - L'intégrale en 2021. Sa première édition date de 2020 sous le titre complet de Une histoire de l'art - Tome 3 - Ne pas peindre. Le premier tome de cette série est paru en 2016, sous le titre Une histoire de l’art, et sous la forme d’un immense leporello, livre dépliable de plus de vingt-trois mètres recto verso, pour une promenade dans les méandres de l'histoire de l'art, après avoir fait l’objet d’une parution dématérialisée sur la plateforme Professeur Cyclope. Cet ouvrage a été réalisé par Philippe Dupuy, scénario, dessins et couleur. Il comporte environ cent-vingt pages de bande dessinée.



Devant la villa Paul Poiret inachevée, à Mézy-sur-Seine. Créer avec de la couleur. Il n’a fait que ça toute sa vie après-tout. Jouer de la couleur, lui donner forme. La faire vibrer sur les étoffes. Ses premiers mots furent pour réclamer un papier et un crayon. Sa vocation de peintre se révélait ainsi bien avant celle de couturier. On n’a pas conservé ses premières œuvres. Elles semblent n’avoir eu d’intérêt et de sens que pour lui-même. Ne pas Peindre. À Paris en 1911, au 107 du Faubourg Saint-Honoré, dans son hôtel particulier, une femme courroucée s’indigne. Il doit s’agir d’une plaisanterie, le couturier imagine-t-il vraiment qu’elle va porter ça ? Elle estime qu’elle ressemble à une colonne grecque qui se prendrait les pieds dans le tapis. Elle demande à Poiret s’il aurait perdu la tête ? Ou bien se mettrait-il à haïr à ce point les femmes ? Dans ce grand salon où elle a effectué l’essayage de la robe, Paul Poiret entre, en suggérant à la dame de se calmer. Il sait qu’elle est venue chez lui sachant que Poiret est la première maison du monde. Il se présente : il est Paul Poiret et il lui dit que c’est bien. Cette robe est bien, elle est magnifique et elle lui va magnifiquement bien. Si elle ne l’aime pas, tant pis, qu’elle la retire, mais il ne lui en fera pas une autre. C’est juste qu’ils ne sont pas faits pour s’entendre. La dame se regarde à nouveau dans le miroir en pied et elle déclare qu’on s’habitue vite, en fait.



En 1925, lors d’un dîner chez les Poiret, avec six convives et le couple Poiret, le couturier évoque son art. Il y a une question d’humeur de sa part, humeur qu’il est impuissant à régler, qui est sensible, violente, exagérée, ombrageuse, brusque, folle. Il faut lui pardonner puisque c’est elle aussi qui cause sa fantaisie, sa variété. Un invité lui fait observer que leur hôte ne pourrait plus se permettre cela aujourd’hui : il y a eu la guerre, l’époque a changé, les choses sont moins faciles. Poiret rétorque qu’il ne manquerait plus que ça : il a toujours été un homme libre, avant, pendant et après la guerre. Un autre convive lui fait observer que Mlle Chanel vient lui chatouiller la barbiche : Poiret n’est plus le seul à détenir les clés du succès. Poiret dit tout le dédain que lui inspirent les créations de Coco Chanel.



Seconde partie du diptyque Peindre ou ne pas peindre (après Une histoire de l'art, tome 2 : Peindre), troisième ouvrage consacré à une facette de l’histoire de l’art : l’auteur a choisi de mettre en scène Paul Poiret (1879-1944), grand couturier et parfumeur français, précurseur du style Art déco. Comme dans le tome précédent consacré à Man Ray (1890-1976), voilà un créateur qui a commencé par dessiner et qui s’adonnera à la peinture, mais à la fin de sa vie, plutôt qu’au début. La vie de ce créateur rencontre celle de nombreux autres artistes de la première moitié du vingtième siècle. Soit il les côtoie en personne, comme Marie Laurencin (1883-1956) pour un entraînement à l’escrime, Isadora Duncan (1877-1927), Max Jacob (1876-1944), Gabrielle-Charlotte Réju, dite Réjane (1856-1920). Soit ses créations sont comparées à celles d’autres, ou encore commentées par d’autres : Gabrielle dite Coco Chanel (1883-1971), Madeleine Vionnet -1876-1975), Jeanne Lanvin (1867-1946), Francis Picabia (1879-1953), Gertrude Stein (1874-1946), ou encore Jean Cocteau, Jean Rouché, André Derrain, Lucien Lelong, la princesse Bibesco, Robert Piquet, Dignimont. En 1922, Man Ray (1890-1976, Emmanuel Radnitsky) est présenté à Paul Poiret établissant un autre lien avec le tome précédent. En 1913, le grand couturier s’était rendu à New York pour The Armory show, faisant la connaissance du galeriste Alfred Stieglitz (1864-1946) qui a soutenu Man Ray dans sa carrière.



Comme pour le tome précédent, le lecteur peut être déstabilisé de prime abord par la structure du récit, et par la forme des images. Globalement, le déroulé de la biographie suit l’ordre chronologique, toutefois dans le détail, l’auteur s’arroge le droit de faire des allers-retours. La première page montre la villa Paul Poiret à un stade avancé de sa construction, celle-ci s’étant étalée de 1921 à 1923 du temps vivant du couturier, sans être achevée. Après cette page introductive, la scène passe en 1911 dans l’hôtel particulier de Poiret. Le dîner chez les Poiret se déroule en 1925. Puis retour en 1913 pour The Armory show, suivi par La mille et deuxième nuit le samedi 24 juin 1911, une autre fête le 20 juin 1912 intitulée Bacchus, un retour à The Armory show, etc. Le lecteur doit se laisser porter par ce réarrangement temporel, au gré de la fantaisie de l’auteur… Au plutôt en fonction des liens thématiques qui s’établissent, des connexions qu’il pointe à différents moments de la vie de Paul Poiret, le conduisant à cette présentation qui recompose la linéarité temporelle pour lui préférer un rapprochement d’événements faisant apparaître le développement artistique sous-jacent.



La narration visuelle est similaire en tout point à celle du tome précédent : des cases aux bordures arrondies, tracés à l’encre d’une façon irrégulière, avec un trait fin pas tout à fait jointif, avec un cadre parfois penché vers le haut, ou au contraire vers le bas, ne respectant pas l’horizontalité habituelle des bandes. Les formes sont tracées à l’encre d’une trait mince uniforme, parfois presque tremblant, avec des déformations de proportions de l’anatomie humaine, mais aussi des décors, faites sciemment. Au fil des séquences, l’artiste met en œuvre une riche diversité de mise en page : cases avec bordure, case sans bordure, illustration en pleine page au nombre de neuf, et des illustrations conçues sur deux pages. Ces dernières peuvent prendre la forme d’un unique dessin sur deux pages en vis-à-vis, ou d’un grand dessin sur deux pages avec de plus petits en inserts, ou de personnages représentés à plusieurs reprises comme se déplaçant sur un unique en fond de case, ou un jeu de passage d’une case à l’autre en suivant une disposition en S. Il joue également avec le positionnement des cases, certaines de la largeur de la page, d’autres disposées en deux colonnes côte à côte, induisant une lecture de haut en bas, plutôt que de gauche à droite. Le lecteur se rend compte qu’il s’adapte très rapidement à cette forme de représentation évoquant parfois Sempé, en un peu moins aérien et léger, aux fantaisies ornementales, au jeu des déformations. Cette liberté de ton et de forme dans la narration visuelle transcrit bien la puissance créatrice de Paul Poiret qui indique qu’il y a une question d’humeur de sa part, sensible, violente, exagérée, ombrageuse, brusque, folle.



Les images font vivre les personnages sous les yeux du lecteur, à la fois par leur silhouette, leur visage, leurs gestes et leur tenue vestimentaire, et elles montrent les lieux dans lesquels ils évoluent, s’avérant variés, de Paris à New York. Le lecteur assiste à de nombreux spectacles et fêtes : un dîner chez les Poiret, la mille et deuxième nuit (organisée chez Paul Poiret, avec costume de rigueur emprunté aux contes orientaux), la Fête Bacchus au pavillon Butard), une scène en une case pour chaque pièce de théâtre ou ballet dont Poiret a réalisé les costumes (Nabuchodonosor par les ballets russes en 1911, Le minaret en 1913, Aphrodite en 1914, une danse en privé d’Isadora Duncan pour Denise & Paul Poiret et leurs amis), plusieurs défilés de présentation de collection du grand couturier, une fastueuse réception pour le réveillon du vingt-quatre décembre 1924, la grande exposition internationale des arts décoratifs de 1925 (titrée Amours, orgues et délices) sur des péniches, la soirée de vernissage de l’exposition des peintures de Poiret à la galerie Charpentier en 1944.



Le lecteur découvre la biographie de ce grand couturier au fil des décennies, le rôle de muse de sa femme Denise Boulet (1886-1982), son credo de créateur, ses succès, ses difficultés financières, sa force motrice incroyable pour imaginer de nouvelles tenues, de nouveaux concepts pour les présenter, pour promouvoir son nom. Il sourit d’aise devant sa générosité quoi qu’il lui en coûte (La générosité n’est pas une faiblesse dont s’embarrasse les banquiers.), il s’amuse devant ses fanfaronnades (par exemple, quand il dit : Alors disons que Picasso est le Paul Poiret de la peinture.), ses goûts de luxe à la fois pour ses créations (de la soie brodée de serge, une multitude d’étoffes, du cachemire des Indes, du taffetas, des doublures en mousseline de soie, pour les manteaux des doublures en crêpe de Chine imprimé de fleurs dorées, et de la fourrure, loutre, zibeline, chinchilla, martre et sconse) et pour sa famille et lui (Il explique à son épouse que c’est le goût de la richesse qui le fait travailler et il ne veut pas qu’elle lui impose le goût de la pauvreté, l’argent est fait pour être dépensé).



L’auteur aborde également d’autres thèmes. La différence entre le peintre et le couturier : Le peintre doit s’imprégner, le couturier vit au rythme fou du monde qui change, des saisons qui chassent la précédente. Le peintre est un contemplatif, le couturier fait le monde, le peintre le ressent. Arrivé au tiers de l’ouvrage, juste après un dessin en pleine page montrant une statue de Bodhisattva acquise par Poiret, le lecteur découvre un passage intitulé : L’étrange guerre de monsieur Poiret 1915. Au cours de trois compositions de case en double page, les images des massacres dans les tranchées se juxtaposent avec les créations de Paul Poiret, évoquant à la fois le traumatisme de la première guerre mondiale sur le créateur, et la folie que l’esprit humain puisse être aussi bien à l’origine d’une telle tuerie de masse que de celle de la création de vêtements extraordinaires. Un passage très troublant, ce rapprochement posant également la question du rôle de l’artiste ou du créateur alors que les combats font des morts par milliers.



Après un tome consacré à Man Ray, l’auteur poursuit sa réflexion sur l’acte de création artistique, sur la vocation artistique, en l’abordant aussi bien du point de vue de la vie de famille, de la dimension économique, du rapport aux événements historiques et du rapport au monde, de la concurrence avec d’autres créateurs dans le même domaine artistique, de l‘obsolescence de la vision artistique, avec une narration visuelle très personnelle, dont les caractéristiques singulières savent rendre parlantes ces questionnements.
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Une histoire de l'art, tome 1 : Peindre

La peinture, ça ne devrait être que ça : une histoire de mouvement.

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Ce tome est le premier d’un diptyque intitulé Peindre ou ne pas peindre, ayant fait l’objet d’une réédition Peindre ou ne pas peindre en 2021. Sa première édition date de 2019 sous le titre complet de Une histoire de l'art - Tome 2 – Peindre. Le premier tome de cette série est paru en 2016, sous le titre Une histoire de l’art, et sous la forme d’un immense leporello, livre dépliable de plus de vingt-trois mètres recto verso, pour une promenade dans les méandres de l'histoire de l'art, après avoir fait l’objet d’une parution dématérialisée sur la plateforme Professeur Cyclope. Cet ouvrage a été réalisé par Philippe Dupuy, scénario, dessins et couleur. Il comporte cent-vingt pages de bande dessinée.



Dans une pièce, Man Ray est installé à une table d’échecs, avec un autre lui-même en face, les deux fumant une cigarette et réfléchissant à leur prochain coup. Marcel Duchamp conseille le fou, avancer le fou. Le Man Ray assis à gauche dit : La folie, c’est la peinture. Il continue : La peinture est une aventure intime déraisonnable. De l’autre côté du plateau d’échecs, Man Ray lui répond : S’en détourner pour une expression mercantile est un renoncement coupable. Le premier répond qu’il ne s’en est détourné en rien, il peint et il peindra toujours, mais l’Art ne se vend pas. Il ne voit pas pourquoi l’artiste devrait crever de faim. Duchamp lui suggère de faire un bon mariage, alors. Man Ray fait observer que Duchamp lui dit cela, lui qui a renoncé à la peinture et qui refuse l’idée même de vivre avec une femme. Son interlocuteur nuance : c’est la peinture qui s’est détournée de lui, pour le reste il refuse tout compromis. Man Ray reprend : la photographie est un bon compromis, c’est un art qui paye. Il ne partage pas le mépris qu’ont tous ces peintres pour la photographie. Ce sont deux métiers qui ne se font pas concurrence. Chacun est engagé dans une voie différente.



New York en 1904, au Metropolitan Museum of Art, le jeune Emmanuel Radnitsky effectue une visite contemplant les œuvres d’art exposées. Il rentre chez lui, plein d’images dans la tête. Arrivé dans l’appartement familial, il prend sa petite sœur par la main et l’entraîne dans sa chambre pour la dessiner, alors qu’elle s’est assise sur le lit. Sa mère intervient, ordonne à Dora de sortir d’ici, et de la laisser seule avec son fils. Manya Radnitzky exige de savoir d’où provient ce matériel de peinture. Emmanuel commence par dire qu’il se l’est acheté avec son argent de poche, puis il avoue : il ne les a pas volés, on lui a donnés. Ted et Nick, c’est eux qui les ont chapardés pour lui ; il leur donne des cours de peinture en échange. Sa mère est outrée : en plus, monsieur ne fait pas les basses besognes lui-même, son fils joue les petits caïds. Elle le prend par l’oreille, en lui indiquant qu’ils vont aller rendre tout ça à son propriétaire et lui présenter des excuses. Échecs 2 : à l’écoute de cette anecdote de la jeunesse de Man Ray, Marcel Duchamp est surpris ; c’est étonnant cette fascination pour la peinture.



Philippe Dupuy met en scène Emmanuel Radnitsky (ou Rudzitsky, 1890-1976), durant une période bien cernée de sa vie : de 1913 à 1921. Des années durant lesquelles l’artiste choisit son métier (artiste), fait connaissance avec le galeriste Alfred Stieglitz (1864-1946), choisit son nom d’artiste, suit les cours de la Ferrer Modern School (créée par Emma Goldman, 1869-1940, intellectuelle et anarchiste russe), séjourne à Ridgefield House (une communauté d’artiste dans une région rurale du New Jersey), commence à exposer, à vendre, découvre les artistes européens à l’occasion du Forum Exhibition of Americain Painters en mars 1916 (dont le tableau Nu descendant un escalier, 1912, de Marcel Duchamp), perd son modèle et son amante Adon Lacroix (pseudonyme de Donna Lecoeur), participe au mouvement Dada en 1919, et finit par partir pour l’Europe, grâce au financement de Ferdinand Howald (1856-1934, homme d’affaire et collectionneur d’art). L’artiste s’interroge sur la nature de son art, de la peinture, tout en évoluant dans un milieu lui-même riche en développements à la fois sur la nature de l’art, à la fois en œuvres novatrices. Le lecteur apprécie plus le récit s’il dispose lui-même de quelques repères artistiques, que ce soit la portée du Nu descendant un escalier, du ready-made Fontaine (1917), une partie des œuvres de Corot, Ingres, Delacroix, Courbet, Bonnard, Gauguin, Cézanne, Van Gogh, Derain, Matisse, Picasso, Braque, Bourdelle, Brancusi (artistes ayant exposé à The Armory show de1913 à New York). Et peut-être aussi le fait que Man Ray est passé à la postérité pour ses photographies, reconnues comme des œuvres d’art.



Le récit débute à une date indéterminée, avec deux versions de Man Ray en train de se parler au-dessus d’un jeu d’échecs, et Marcel Duchamp intervient dans la discussion : un dispositif narratif assez particulier. Deux planches après : une scène de l’enfance d’Emmanuel, marqué à jamais par une visite dans un musée d’art. après cette scène de cinq pages, retour à cette partie d’échecs métaphorique. Ces cent-vingt pages comportent environ cinquante scènes différentes, chacune portant un titre, soit unique, soit itératif. Par exemple pour la première catégorie : The Armory show 17/02/1913, Charles Daniel automne 1915, N.Y.C. 1915 : une visite d’Arthur J. Eddy, Forum Exhibition of Americain Painters mars 1916, Revolving doors 1916, La perte du modèle, Suicide 1917 l’urinoir de Marcel Duchamp, Dada 1919, Société Anonyme Catherine S. Drieer, Howald, etc. Dans la seconde catégorie : Échecs 1 à 6, Les artistes ont des vies dissolues 1 à 6, Peindre 1 à 7, ou encore Ridgefield (neuf scènes non successives, sans numérotation, mais avec un sous-titre). Pour autant, la lecture s’avère très facile car le scénariste s’en tient à un déroulé chronologique. Dès la première page, le lecteur observe également le parti pris esthétique très tranché des dessins. Des bordures de cases assez droites, mais aussi des pages composées de dessins sans bordures. Une apparence des personnages (dans le détourage des formes par un trait encré, et les traits du visage) influencée par l’art du début du XXe siècle, par exemple Marc Chagall. Une importance relativisée des décors, eux aussi subissant de légères déformations par rapport aux canons de la perspective. Une bichromie basée sur le beige. Des inversions de contraste pour les séquences intitulées Peindre, dessinées en blanc sur fond noir.



Le lecteur s’immerge dans un monde visuel à la forte personnalité, né pour partie du réapprentissage forcé du dessin suite aux événements racontés par l’auteur dans [[ASIN:2844147003 Left]] (2018), et pour partie de la mise à profit de l’histoire de l’art étudiée par lui. Le lecteur éprouve la sensation d’assister aux discussions des personnages comme s’il se tenait à côté d’eux, de se promener dans les rues de New York, dans le quartier de Brooklyn, dans Central Park, dans un atelier pour apprendre à dessiner, dans une morgue, dans la salle à manger d’un appartement de la haute bourgeoisie, dans une salle de dessin de l’école Ferrer, à la campagne dans différentes galeries, chez Walter Arensberg, etc. Il voit l’artiste évoquer plusieurs œuvres d’art, utiliser plusieurs techniques de dessins pour un élément spécifique, pour une scène : une statue de Rodin, le Nu descendant un escalier (1912), de Marcel Duchamp (1887-1968), les ready-made de Duchamp évoqués sous forme de diagramme dans ses phylactères, une représentation personnelle de Transmutation (1916) de Marcel Duchamp, de ses Revolving Doors 1916, série d’images conçues pour être présentées assemblées sur un axe central vertical, comme une porte à tambour), le ready-made Fontaine (1917, urinoir en porcelaine renversé signé R. Mutt) de Duchamp, l’affiche Réveil Matin Dada 4-5 de Francis Picabia (1879-1953), plusieurs œuvres Dada de Man Ray, la Bouteille Belle Haleine Eau de Voilette (1921) de Marcel Duchamp.



Rapidement, le lecteur comprend que les deux versions de Man Ray jouant aux échecs constituent une métaphore de ce qui se joue en lui, concernant ses interrogations sur l’art et sur le rôle de l’artiste. Au cours des séquences intitulées Peindre, il croise Psyché qui incarne l’invisible, le rien (fantôme des morts, de ce qui a été), Phasma qui est le double fantasmatique d’une réalité elle-même doublure d’un fantôme (Serait-ce là la peinture ? Siège des apparences et du mensonge ? Répétition fantomatique d’une répétition d’un fantôme ?) et enfin Oneiros, fantôme des songes, double rêvé de la réalité. Dans le même temps, Emmanuel Radnitsky travaille à sa peinture, réalise des photographies d’œuvres d’art, découvre les travaux d’autres artistes comme Corot, Ingres, Delacroix, Courbet, Bonnard, Gauguin, Cézanne, Van Gogh, Derain, Matisse, Picasso, Braque, Bourdelle, Brancusi à l’occasion d’expositions newyorkaises. Les muses évoquent la peinture par le biais de dualités tournant autour de la duplicité et de l’ambivalence. Vérité / Mensonge. Moyen / Résultat. Objet / Représentation. Figuration / Abstraction. Forme / Matière. Couleur / Dessin. Modèle / Copie. Figure / Fond. Lors du chapitre Échecs 5, Duchamp expose sa vision de la peinture, et de la photographie, aux deux Man Ray : La peinture, comme la photographie, comme tous les arts, ça ne devrait être que ça : une histoire de mouvement, pas de mouvement artistique, ou du rendu du mouvement, ou du geste, mais de mouvement de l’esprit. Lors de l’avant-dernier chapitre Peindre, la muse évoque la notion de flou : peintures et modèles sont des fantômes, tout y est flou.



Le lecteur ne sait pas forcément à quoi s’attendre en commençant cette histoire : il découvre un récit centré sur Man Ray, entre 1913 et 1921, dans une narration visuelle fortement influencée par les courants artistiques de l’époque. L’auteur met en scène cette phase de la vie de Man Ray, d’abord peintre par vocation, utilisant la photographie à des fins utilitaires. La maturation de l’artiste en tant que créateur sert de terreau à une réflexion sur le devenir de la peinture à cette époque, entre figuratif et abstraction, l’utilité de sa dimension purement représentative étant remise en cause par le développement de la photographie. Passionnant.
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