Philippe Dupuy, le dessinateur aux deux vies
C’était à Bordeaux, au CAPC (musée d’art contemporain). Ce jour-là, Takako Saito est présente pour une performance. Des centaines de cubes en papier blanc de toutes tailles tombent du haut de la nef sur le public. Un petit groupe de visiteurs porte d’étranges chapeaux que Takako a fabriqués et leur a confiés. Les cubes en tombant émettent de petits sons quand ils rencontrent le sol. De la musique cubique. Il est arrivé lors d’une précédente performance que le public piétine les cubes en gestes rageurs. Tous les cubes faits à la main par Sakak Saito furent détruits, produisant un tout autre bruit. Mais, ce soir, comme souvent, les adultes restent en retrait, observateurs émerveillés. Et comme souvent, ce sont les enfants qui se sont spontanément emparés des cubes jonchant le sol. Les cubes / Jeux d’enfance. Le jeu / Takako Saito. Le jeu / Le lien. Le jeu / l’échange, la participation, l’implication. Le jeu / L’autre. C’était une pluie de polyèdres blancs, une cascade merveilleuse. J’y ai vu aussi un effondrement. De cet effondrement, les enfants ont fait surgir une cité immaculée, fragile, incertaine. Une utopie dont les parois vierges sont déjà porteuses de leurs rêves et de leurs histoires. Puisse-t-elle être aussi joyeuse que l’œuvre de Takako Saito.
Jouer une ville, ou les cubes de Takako Saito – J’ai découvert le travail Takako Saito trop tardivement, récemment en tous cas. Ce qui revient au même. Et je l’ai découvert tout d’un coup. Je veux dire par là que ce ne fut pas juste une première œuvre, puis une autre. Mais d’un seul coup, dans son ensemble, dans sa diversité, dans sa richesse. Takako Saito, artiste étiquetée Fluxus mais bien trop libre pour se dissoudre dans un mouvement. Artiste dépossédée, mais self-made artist. Femme japonaise à New Tork Villefranche, Paris, Saint-Laurent du Var, Düsseldorf… l’œuvre de Takako Saito est étonnante, différente, improbable, drôle, poétique, belle, déroutante, intrigante, accueillante. Ses échiquiers disloquent les sens et l’esprit en se jouant des configurations et des codes du plateau. Ses livres uniques sont des installations délicates, mises à jour par des manipulations magiques. Ses robes sont autant de pièces merveilleuses, costumes de contrées imaginaires et porteuses de récits, de récits à construire. Ses performances sont irrésistiblement ludiques.
Tenir un livre entre ses mains. Le manipuler. Le feuilleter. Éprouver sa reliure, son ouverture, comment tournent les pages. Le soupeser, en évaluer l’épaisseur. Toucher le papier, sentir son odeur, celle de l’encre, celle des années. Découvrir une ride sur le dos, stigmate des lectures. Des coins légèrement cornés, parfois fatigués. L’intrusion de la lumière en bordure des pages. Dans la bibliothèque, le jeu des dos, des couleurs, celui des typographies, verticales ou horizontales quand l’épaisseur le permet. Dans un sens, dans l’autre, selon certaines règles pas forcément respectées. Dos à la française, dos à l’anglaise. Poésie des titres enchaînés, Cut Up. Rigueur ou fantaisie. Classification… aléatoire…. Rechercher le dispensable en vue de libérer de la place et se réjouir de tant d’attachements. Rester comme ça, comme on contemplerait un paysage. Livres lus, relus, parfois à lire. Se souvenir, passages et images qui ressurgissent. En extraire un. Souffler sur la tranche du dessus. Comme un geste ancestral. Pourquoi celui-là ? Pourquoi maintenant ? quand je regarde ces livres, je me sens bien. Romans francophones, étrangers, littérature française, américaine, japonaise, italienne, allemande, russe… Biographies, autobiographies, livres d’art, de peinture de photographie. Livres de dessins, de graphisme, d’architecture, de mode, sur la danse, bandes dessinées, livres objets, livres d’artistes, éditions limitées, pop-ups, poésie, théâtre, livres sur le cinéma, catalogues d’expositions, monographies, revues littéraires, revues de dessins, psychanalyse, livres sur la musique, dictionnaires, témoignages, livres d’histoire, histoires de l’art, auto-édition, micro-édition, carnets de voyages, sketchbooks, leporellos, géographie, cartographie, encyclopédies…
Les Sex Pistols ouvrirent une brèche dans le monde du rock et de la chanson, dans l’écran des certitudes qui sont censées régir l’offre et la demande en matière de goût. Parce que les certitudes, les idées culturelles reçues sont hégémoniques et voudraient expliquer comment le monde est censé tourner – des constructions idéologiques perçues et vécues comme des faits naturels – cette brèche dans le milieu pop s’ouvre sur le royaume de la vie quotidienne. Le milieu où les gens vivent pour de vrai des faits comme : aller au travail, bosser à la maison ou à l’usine ou au bureau ou au centre commercial, aller au cinéma, acheter des légumes, acheter des disques, regarder la télévision, faire l’amour, discuter, ne pas discuter, ou faire la liste de ce qu’il reste à faire. Jugé à l’aune de son ambition sur le monde, un disque des Sex Pistols doit changer la façon dont une personne donnée choisit son trajet pour aller bosser. Ce qui revient à dire que le disque doit relier cet acte à tous les autres, et puis appeler le processus dans son ensemble à se remettre en question. Ainsi le disque ferait changer le monde. – Greil Marcus, dans Lipstick Traces (1989)
Les premières représentations humaines apparaissant nues sont des figures féminines. Paléolithique. Cycladique. Il y a aussi des femmes nues sur des fresques égyptiennes. Et bien sûr dans la Rome Antique. Moyen-Âge : l’art est religieux. La nudité est rare et rappelle la condition mortelle de l’homme. La nudité est interdite par l’Église, exceptée pour Adam et Ève, coupables du péché originel. Gothique : la nudité, c’est les enfers. Baroque-maniérisme : l’exagération dans les poses et les sentiments. Renaissance : la nudité, c’est la recherche de la vérité. Rococo : ce sont des scènes privées. (néo) Classicisme : retour aux modèles antiques. Romantisme : c’est le drama !… et les femmes se libèrent. Réalisme et impressionnisme : on n’est plus dans le mythologique ou l’historique. Ce sont des situations réalistes comme prises sur le vif. Alors ça fait scandale. Symbolisme. Art nouveau. Néo impressionnisme, pointillisme. Expressionisme. Art déco. Dada. Fauvisme. Cubisme. Futurisme. Surréaliste. Et après il y a le monde moderne. Pop art. Op art. Figuration narrative, libre. Cobra. Estampes. Fluxus. Photographie. Nouveau réalisme. Arte povera. Art brut. Performance. Art vidéo.
Un père. Qu’est-ce qui m’angoisse le plus ? Ce sentiment de vacuité ? La mort ? Ou les deux puisqu’ils sont liés ? Depuis que je n’ai plus mes deux parents, cette angoisse liée à la mort a changé. Elle est comme tombée d’un cran. Elle arrive parfois à s’apaiser pour faire place à une sorte de compréhension inconsciente. Une acceptation que je ne m’explique pas. Cette acceptation est sans doute y es-tu pour beaucoup. Je te regarde, et ta vie est une des rares choses en lesquelles j’arrive à croire. Alors elle me donne envie.
C’est à Taipei. Un précédent séjour. Nous logeons dans une petite maison à Treasure Hill. Treasure Hill fut une colonie illégale fondée dans les années 40 par des vétérans du Kuomintang. Elle servait de position antiaérienne. C’est aujourd’hui un village d’artistes qui nous accueille. Hyppolyte et moi passons nos journées ensemble pendant que Loo travaille sur son projet théâtral qui fait l’objet de cette invitation. À l’heure du déjeuner, nous nous retrouvons tous les trois.
Vitesse radiale - Expansion - Big bang - Inflation cosmique – Gravitation quantique – Amas globulaire – Naines blanches – Big chill… Chaque fois qu’un astrophysicien tente d’expliquer l’univers en termes simples, il échoue avec moi. L’expansion est un concept que je trouve incompatible avec l’infini. Et si l’univers est fini comme d’autres le supposent, mais non borné parce que connexe, se refermant sur lui-même, alors qu’y a-t-il autour ? Et que penser de ceux qui suggèrent un univers plat comme une feuille, mais infini ? Et dans ce cas, qu’y a-t-il de part et d’autre de cette mince couche ? Et les trous noirs ? La matière noire ? Une matière dont en tant que matière je ne comprends la consistance. Ou alors est-ce juste une question de langage ? Matière – Énergie – Masse - Atome ? Je m’y perds. Je ne comprends pas. Je suis pris d’un vertige qui l’angoisse… ou me calme, c’est selon. Selon que je me sens perdu, infime, insignifiant, vain, moi et ce que je fais durant cette minuscule vie accrochée à ce caillou. Ou selon que je considère ma vie comme une merveilleuse anomalie mystérieusement liée à cet objet céleste. Et l’évidence des vies de ceux que j’aime.
Je viens d’avoir soixante ans. Toi bientôt onze. J’entre dans le temps additionnel. Mais non, papa, tu n’es pas vieux, dit Hippolyte. Tu le penses et je te crois. Pour toi, je ne le suis pas. Pour d’autres si. Le temps se développe différemment déjà. Les années se condensent. La force des intentions aussi. Le temps additionnel a une intensité bien différente. L’odeur de la nature n’est plus exactement la même. Le regard se pose autrement. La perspective change. Non, tu n’es pas vieux, dit Hippolyte. Mais à partir de quand le penseras-tu ? À quel point de la perspective ? Quelle importance ? Le seul point de perspective est Être et faire. Plus les années se densifient, plus je prends mon temps. Reprendre son temps, se l’approprier, et tandis que les années se densifient, le temps se dilate. C’est étrange.
C’est vrai qu’il est très agréable cet hôtel. Que la vie s’y écoule tranquillement tellement confortablement. Cet air frais, délicieusement frais. Chaque jour que j’ouvre cet ordinateur, que je me connecte ici ou là, chacun de ces jours m’apporte son lot d’images, de mots, un flux d’informations que je ne peux pas faire mine d’ignorer. Je ne peux pas ignorer que d’ici 2050, il se vendra 10 climatiseurs par seconde dans le monde. 10/sec. 600/min ! 36000/h ! 864000/j !! (ce qui contribue au réchauffement climatique) Je ne peux pas ignorer les pôles qui fondent, comme les glaciers. Les points de non-retour franchis. La sixième extinction de masse qui est en route. Les déchets radioactifs enfouis pour des millénaires. Les ouragans, les cyclones, la montée des eaux. Les incendies gigantesques. Les réfugiés. Les menaces sanitaires. Le permafrost. Les répressions, les régimes totalitaires, les violences en tous genres. Les… Les… Et tout ce que je n’arrive même plus à nommer…. Comment se détourner ? Comment se protéger des nouvelles d’un monde qui se dégrade avec frénésie ? Cela fait des années que je vois se rapprocher le mur. Cela fait des années que l’angoisse monte. Et la tristesse. Et la colère. Cela fait des années que la certitude ‘un monde hostile est inéluctable. Quelle attitude adopter ? Te dire quoi ? Te montrer quoi ? Comment te préserver sans te fragiliser ? Comment te préparer sans briser cette beauté en toi ? J’aimerais y croire pourtant. Qu’il y ait un sursaut, qu’on me donne l’espoir de pouvoir te dire que ça va aller.