Peut-être que ce sera pour cette nuit. A présent que Camille a eu le sien, combien sommes-nous parmi les quatrième à ne pas avoir eu notre mot? Un quart? Moins? difficile à dire tant la plupart des élèves ne se vantent pas d'avoir eu leur révélation?
- Tu m'aides à lire une histoire comme le maître il a dit ?
- Tu ne préfères pas qu'on écoute Cloclo ? me répond-elle ?
- N'importe quoi intervient Laura sur son canapé.
Elle est en train de mâchouiller une mèche de ses cheveux blonds en tournant les pages de son livre.
- Et si tu demandais plutôt à ta sœur ? me lance alors maman.
- Je ne peux pas, je suis occupée, grommelle Laura. ça se voit, non ?
- Eh bien demande à David, je suis sûr qu'il sera content, lui, propose maman en glissant un œil noir ) Laura.
Moi je voudrais bien, mais David n'est pas encore rentré de son école pour grands.
- Il n'est pas là, maman, je dis.
- Alors il faudra attendre qu'il rentre, répond maman. Moi je ne peux pas lire, j'ai perdu mes lunettes.
J'entends Laura Ricaner du fond de son canapé.
- Et c'est vrai que j'ai beau me fouiller la mémoire, je n'ai encore jamais vu maman avec des lunettes.
M. Lepers soupire et sort de sa poche un mouchoir grand comme un drap. Il le passe sur son front pour s'essuyer. M. Lepers a un front qui ressemble à une fontaine. Il coule tout le temps. C'est parce que mon maître est très gros, et qu'il fond par le visage.
Lorsque tu es seul à connaître ton mot, il résonne sans cesse en toi et c’est déjà difficile. Mais lorsque les autres le connaissent, il se met aussi à résonner en dehors. Soudain on ne te voit plus qu’au travers de ce mot. Par la force du regard des autres, tu finis par devenir la fille qui ne quittera plus jamais son tabouret, ou le garçon triste à pleurer si « rabat-joie » est ton mot.
Et je suis resté seul avec ma bonne nouvelle. Les bonnes nouvelles sont faites pour éclabousser les gens autour de soi des milliers d'étincelles de bonheur qu'elles contiennent.
Alors mes pieds redeviennent prisonniers de leurs baskets, et je vais rejoindre les autres candidats en coulisse, avec gravée dans la tête la caresse du ciel.
Un matin, tu te réveilles et le mot est devenu une évidence. Il résonne dans ta tête, dans ton cœur. Il a pris possession de la moindre cellule de ton corps. Il fait désormais partie de toi, il est gravé en toi. Pour toujours.
Juste accepter ce qu'on est, où en est, parce que c'est ça la vie. Tu prends ce que tu es, et tu fais avec, parce qu'on ne change pas son destin. il n'y a que dans les contes de fées où les reines épousent les crapauds, où les morts reviennent à la vie par la magie d'un baiser.
Jusqu'à ce matin, jusqu'à ma révélation, c'est ce que je croyais, ce que je trouvais normal.
Un mot, une place.
Un mot, une vie.
Certains peuvent jouer avec leurs vies multiples, les sacrifier sans vraiment compter, prendre tous les risques pour satisfaire leurs envies. Pendant ce temps, d'autres luttent pour essayer de préserver la seule vie qu'ils ont.
Franchement, si on doit consacrer toutes ses vies bonus à sauver d’autres vies, alors ce n’est plus un cadeau d’avoir plusieurs vies. Juste une responsabilité.
(p. 57, Chapitre 17, Partie 3, “Quatre”).