Eveillés, nous voyons l'irréel ; rêvant, nous voyons une image de la même illusion; rêvant, nous voyons l'irréel; à notre réveil, il n'y a plus rien.
La connaissance de la non dualité ne peut être qu'identique chez tous ceux qui la réalisent effectivement, sans considération d'époque, de lieu ou même de religion. Dans ce "nulle part", dans cet instant hors du temps, comment serait-il encore question de se revendiquer hindouiste ou bouddhiste, chrétien ou musulman, taoïste ou juif ?
Ce n'est qu'une fois revenu de cette expérience suprême - ce qui est une façon de parler car il n'y a ni aller ni retour - que chacun paraîtra reprendre sa forme, son langage, réintégrer sa tradition particulière. Et alors, un yogin shivaïte n'évoquera pas son Eveil - s'il consent à l'évoquer - dans les mêmes termes qu'un moine zen, qu'un soufi persan ou qu'un bondissant ermite chinoise.
On peut façonner, détruire, déplacer, enfermer autant qu'on veut les pots de terre: l'espace qui est identique en eux tous n'en sera jamais affecté. De même le Soi n'est pas réellement assujetti à la transmigration (samsara). N'étant jamais né, il est indestructible. Seule l'ignorance nous fait imaginer une succession de « vies », de voyages posthumes, d'enfers où nous feraient plonger nos péchés et de paradis où nous feraient accéder nos bonnes euvres. Il se peut même que nous ayons l'expérience, le « ressenti » de tels changements d'états, dans la mesure où nous y croyons et aussi longtemps que nous y croyons. Mais tout cela - expériences et théories afférentes - n'est vrai quà l'intérieur d'une énorme « Bulle» mentale. Dès que celle-ci éclate, tout ce qu'elle contenait disparaît du même coup.
[...] les sensations, au même titre que les idées, sont des objets de la Conscience: perceptibles, apparaissant et disparaissant, bref dénuées de« réalité» au sens vedantique. Leur seule utilité est de nous renvoyer, par le jeu même de leur changement incessant, vers le Sujet pur et immuable, d'attiser notre impatience de l'éternel. Nous n'aurions pas la notion de la permanence sans l'impermanence (et réciproquement).
L'individu vivant (jiva), autrement dit l'ego doté d'un corps et d'un mental, est la première imagination du Soi et la source de toutes les confusions ultérieures. Car l'ego à son tour imagine un non-ego, un « autre que moi », à savoir le monde avec ses innombrables noms-et-formes (nama-rupa), et il projette ce monde de multiplicité à la place de la Réalité non duelle. Si l'on affine son regard, on s'apercevra d'ailleurs que les deux imaginations, les deux projections ne sont pas successives mais simultanées : ego et non-ego, le moi et le monde apparaissent et disparaissent ensemble. Quand les deux s'évanouissent, le Soi sort de son rêve et se retrouve dans sa nudité. Il n'a plus alors la notion d'un monde extérieur à lui, d'un monde-objet : il réalise, il ressent ce monde comme un aspect de lui-même, comme sa propre expression, son prolongement naturel : relation comparable à celle du peintre avec son propre tableau, à celle de l'écrivain avec son propre livre.
On doit répéter que la pauvreté extérieure n'est que le signe, le symbole, frappant mais non indispensable, de la véritable pauvreté, qui est tout intérieure. Il existe des mendiants farouchement attachés à leurs misérables biens comme il existe des princes détachés de leurs trésors.
Le mental est ce qui nous empêche de voir le Réel... Mais qui pense cela, qui dit cela ? Le mental lui-même. Du fait qu'il est juge et partie, voleur et gendarme, comment le mental pourrait-il se dépasser ? Dépasser le mental ne serait qu'un projet du mental, comique absurdité, comme quelqu'un qui voudrait monter sur sa propre tête. Mieux vaut voir que ce mental n'a pas de vraie réalité. Dès lors la Libération elle-même est iréelle: on ne libère pas un prisonnier qui n'existe pas. On ne sort pas de maya car maya n'existe pas. L'Éveil est impossible car il n'y a pas de rêve.
Tout choix suppose que l'on reconnait une réalité aux deux termes en concurrence. Mais comment choisirait-il entre le Réel et l'irréel, celui qui ne voit que le Réel ? Ainsi alors que, dans le monde empirique, la liberté se définit par le choix, dans le domaine de l'absolu c'est tout le contraire qui est vrai : l'homme spirituellement libre est celui qui n'a plus aucun choix. Voyant de multiples routes, il n'a pas à délibérer pour savoir quelle est la bonne: celle qu'il prendra sera immanquablement la bonne.
[IV.78]. Lorsqu'on a profondément compris que la non-causalité est la Vérité, lorsqu'on ne trouve plus de cause spéciale (pour renaitre), on accède à l'état sans douleur, sans désir, sans peur.
[IV.79]. Cest en raison de sa croyance obstinée aux objets irréels que la Conscience s'engage dans de tels objets. Dès qu'elle a reconnu l'inexistence de la réalité objective, la Conscience s'en détache, s'en détourne absolument.
Celui qui connait le Brahman ne s'intéresse plus à la création de l'univers, ni à sa conservation, ni à sa destruction (« le commencement, le milieu et la fin »). Il est sans projet. sans but. Il n'a plus d'histoire. L'idée (très occidentale) que la quête spirituelle, à l'image du « progrès » scientifique ou social, n'aurait jamais de fin est étrangère au Vedanta.