Patchenko

… en arrivant sur zone, c’est un implacable sentiment d’inutilité qui prédomine chez les marins. De ressentiment, aussi. La mer, leur mer ne se ressemble plus : sa couleur a changé, son odeur a changé, sa danse est différente, même son chant assourdi n’est plus le même. Ce n’est plus celle qui les attire depuis toujours, qu’ils retrouvent avec autant de respect que de plaisir après des semaines de repos trop longues passées à terre. Ce n’est plus celle qu’ils aiment. Aussi loin que porte la vue de la passerelle, elle est noire, huileuse, pervertie. Le mal semble se propager à leur vaisseau. Les embruns déposent sur ses flancs des gouttelettes noires et gluantes, redécorant le navire en mode tachiste monochrome. Cette glaire océanique s’agglutine sur les mains courantes, dégouline le long des parois, rendant glissants tous les points d’accroche, toutes les surfaces. Les marins évoluent précautionneusement sur les ponts de l’Alcyon qui évolue tout aussi précautionneusement sur une houle en néoprène, ses hélices brassant lentement un liquide noirâtre, compact et malodorant dans un adagio funèbre. Ce n’est pas tellement le risque qui joue sur leur moral. Ils en sont coutumiers. Leurs missions quotidiennes sont parsemées de périls tels que la récupération de mines ou la lutte incendie. Et puis, ils savent très bien qu’une nappe de pétrole reposant sur des milliards de litres d’eau salée n’a que peu de chance de s’enflammer. Ce qui les déprime, c’est la monstruosité du spectacle qui les nargue. C’est à la fois difforme et colossal. Antinaturel et excessif. Moche et irréparable. Ils s’apprêtent à essayer d’écumer cette marée noire avec des moyens qui, en comparaison avec la quantité de pétrole déversé dans la mer, s’avèrent dérisoires. Et ça, leur honneur de marin a du mal à l’accepter.

On a toujours attendu des scientifiques qu’ils réalisent des miracles pour éponger des bavures qu’ils n’ont pas commises.