AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Lutopie


Considère à présent ce caractère dans un individu, ou plutôt, pour garder toujours le même ordre, ne verrons-nous pas auparavant comment il se forme ?
[...]
L’homme avare et oligarchique a un fils qu’il élève dans ses sentimens. Ce fils maîtrise par la force, ainsi que son père, les désirs qui le portent à la dépense, mais qui sont ennemis du gain, désirs qu’on appelle superflus. Lorsqu’un jeune homme, mal élevé, ainsi que nous l’avons dit, et nourri dans des principes sordides, a goûté une fois du miel des frelons, qu’il s’est trouvé dans la compagnie de ces insectes ardens, et habiles à irriter en lui des désirs et des caprices sans nombre et de toute espèce, n’est-ce pas alors que son gouvernement intérieur, d’oligarchique qu’il était, devient démocratique ? Et comme l’État a changé de forme, quand l’une des deux factions a été assistée du dehors par des forces du même ordre qu’elle, ainsi ce jeune homme ne changera-t-il pas de mœurs, quand certaines de ses passions recevront le secours de passions analogues et de même nature. Et si son père ou ses proches envoyaient de leur côté du secours à la faction des désirs oligarchiques, et employaient pour la soutenir les avis salutaires et les réprimandes, son cœur ne serait-il pas en proie à tous les troubles d’une guerre intestine ? Quelquefois la faction oligarchique l’emportera sur la faction démocratique : alors, une honte généreuse se réveillant en lui, les mauvais désirs sont en partie détruits, en partie mis en fuite, et tous ses sentimens se remettent en bon ordre.Mais bientôt à la place des désirs mis en fuite surviennent de nouveaux désirs de la même famille, qu’a laissé croître inaperçus, grandir et se multiplier la mauvaise éducation que le jeune homme a reçue de son père. Ils l’entraînent de nouveau dans les mêmes compagnies, et par suite de ce commerce clandestin, ils vont se multipliant sans cesse. Enfin, ils s’emparent de la citadelle de l’ame de ce jeune homme, après s’être aperçus quelle est vide de science, de nobles exercices et de maximes vraies, garde la plus sûre de la raison des mortels, amis des dieux.Au lieu de ces nobles milices, ce sont les maximes et les opinions fausses et présomptueuses qui accourent en foule et se jettent dans la place. N’est-ce point alors qu’il retourne dans la première compagnie où on s’enivre de lotos, et ne rougit plus de son commerce intime avec elle ? S’il vient de la part de ses amis et de ses proches quelque renfort au parti de l’économie et des épargnes, les maximes présomptueuses fermant promptement les portes du château royal, refusent l’entrée au secours qu’on envoie, et n’admettent pas même la députation bienveillante des sages conseils des vieillards. Secondées d’une multitude de désirs pernicieux, elles s’assurent l’empire par la force ouverte ; et traitant la honte d’imbécillité, la proscrivent ignominieusement, chassent la tempérance avec outrage en lui donnant le nom de lâcheté, et exterminent la modération et la frugalité, qu’elles appellent rusticité et bassesse. Après avoir fait place nette, et purifié à leur manière l’ame du jeune homme qu’elles obsèdent, comme si elles l’initiaient aux grands mystères, elles ne tardent pas à y introduire avec un nombreux cortège, richement parés et la couronne sur la tète, l’insolence, l’anarchie, le libertinage et l’effronterie, chantant leurs louanges et les décorant de beaux noms : appelant l’insolence belles manières, l’anarchie liberté, le libertinage magnificence, l’effronterie courage. N’est-ce pas ainsi qu’un jeune homme accoutumé dès l’enfance à n’écouter que les désirs nécessaires, en vient à émanciper ou plutôt à laisser dominer en lui les désirs superflus et pernicieux ?Comment vit-il après cela ? Sans distinguer les désirs superflus des désirs nécessaires, il prodigue aux uns et aux autres son argent, ses soins et son temps. S’il est assez heureux pour ne pas porter trop loin ses désordres, et si, l’âge ayant un peu apaisé le tumulte de ses passions, il rappelle le parti qui a succombé et ne s’abandonne pas tout entier au parti vainqueur, il établit alors entre ses désirs une espèce d’égalité, et livre tour à tour son ame au premier à qui le sort est favorable, jusqu’à ce que ce désir soit satisfait ; puis il passe sous l’empire d’un autre, et ainsi de suite, n’en repoussant aucun, et les traitant tous également bien. Que quelqu’un vienne lui dire qu’il y a des plaisirs de deux sortes : les uns, qui vont à la suite des désirs innocens et légitimes, les autres qui sont le fruit de désirs coupables ; qu’il faut s’attacher aux uns et les honorer, châtier et dompter les autres ; il ferme toutes les avenues de la citadelle à ce sage discours, et n’y répond qu’en branlant la tête, soutenant que tous les plaisirs sont de même nature, et méritent d’être également recherchés. Il vit donc au jour la journée dans cette complaisance pour le premier caprice qui se présente. Aujourd’hui il s’enivre et il lui faut des joueuses de flûte : demain il jeûne et ne boit que de l’eau ; tantôt il s’exerce au gymnase, tantôt il est oisif et n’a souci de rien ; quelquefois il est philosophe ; le plus souvent il est homme d’État, il se lance dans la politique, parle et agit à tort et à travers. Un jour, des gens de guerre lui font envie, et le voilà devenu guerrier : un autre jour ce sont des hommes de finances : le voilà qui se jette dans les affaires. En un mot, aucun ordre, aucune loi ne préside à sa conduite, et il ne cesse de mener cette vie qu’il appelle libre, agréable et fortunée. Cet homme offrant en lui toutes sortes de contrastes et la réunion de presque tous les caractères, a, selon moi, tout l’agrément et toute la variété de l’État populaire ; et il n’est pas étonnant que tant de personnes de l’un et de l’autre sexe trouvent si beau un genre de vie où sont rassemblées toutes les espèces de gouvernemens et de caractères.
[...]
Mettons cet homme en regard de la démocratie, comme pouvant à bon droit être nommé démocratique.
[...]
Il nous reste désormais à considérer la plus belle forme de gouvernement et le plus beau caractère ; je veux dire la tyrannie et le tyran.Voyons donc, mon cher ami, comment se forme le gouvernement tyrannique ; et d’abord il est à peu près évident qu’il provient de la démocratie. La manière dont la démocratie se forme de l’oligarchie, n’est-elle pas à peu près la même que celle dont la démocratie engendre la tyrannie ?
[...]
Ce qu’on regarde dans l’oligarchie comme le plus grand bien, ce qui même donne naissance à cette forme de gouvernement, ce sont les richesses excessives des particuliers : n’est-ce pas ? Et ce qui cause sa ruine, c’est le désir insatiable de ces richesses, et l’indifférence que la passion de s’enrichir inspire pour tout le reste ? Maintenant ce qui fait la ruine de l’État démocratique, n’est-ce pas aussi le désir insatiable de ce qu’il regarde comme son bien suprême ?

Quel bien ?

La liberté. En effet, dans un État démocratique, vous entendrez dire de toutes parts que la liberté est le plus précieux des biens ; et que pour cette raison, quiconque est né de condition libre ne saurait vivre convenablement dans un autre État.
[...]
Or, et c’est où j’en voulais venir, l’amour de la liberté porté à l’excès, et accompagné d’une indifférence extrême pour tout le reste, ne change-t-il pas enfin ce gouvernement et ne rend-il pas la tyrannie nécessaire ?
[...]
Lorsqu’un État démocratique, dévoré de la soif de la liberté, trouve à sa tête de mauvais échansons qui lui versent la liberté toute pure, outre mesure et jusqu’à l’enivrer ; alors si ceux qui gouvernent ne sont pas tout-à-fait complaisans et ne donnent pas au peuple de la liberté tant qu’il en veut, celui-ci les accuse et les châtie comme des traîtres et des partisans de l’oligarchie.
[...]
Ceux qui sont encore dociles à la voix des magistrats, il les outrage et les traite d’hommes serviles et sans caractère. Il loue et honore en particulier et en public les gouvernans qui ont L’air de gouvernés, et les gouvernés qui prennent l’air de gouvernans. N’est-il pas inévitable que dans un pareil État l’esprit de liberté s’étende à tout ? Qu’il pénètre, mon cher ami, dans l’intérieur des familles, et qu’à la fin la contagion de l’anarchie gagne jusqu’aux animaux ?
[...]
Je veux dire que le père s’accoutume à traiter son enfant comme son égal, à le craindre même ; que celui-ci s’égale à son père et n’a ni respect ni crainte pour les auteurs de ses jours, parce qu’autrement sa liberté en souffrirait ; que les citoyens et les simples habitans et les étrangers même aspirent aux mêmes droits. Oui, et il arrive aussi d’autres misères telles que celles-ci. Sous un pareil gouvernement, le maître craint et ménage ses disciples ; ceux-ci se moquent de leurs maîtres et de leurs surveillans. En général les jeunes gens veulent aller de pair avec les vieillards, et lutter avec eux en propos et en actions. Les vieillards, de leur côté, descendent aux manières des jeunes gens, en affectent le ton léger et l’esprit badin, et imitent la jeunesse de peur d’avoir l’air fâcheux et despotique. Il n’est pas jusqu’aux animaux à l’usage des hommes qui en vérité ne soient là plus libres que partout ailleurs ; c’est à ne pas le croire, si on ne l’a pas vu. Des petites chiennes y sont tout comme leurs maîtresses, suivant le proverbe ; les chevaux et les ânes, accoutumés à une allure fière et libre, s’en vont heurter ceux qu’ils rencontrent, si on ne leur cède le passage. Et ainsi du reste ; tout y respire la liberté.
[...]
Or, vois-tu le résultat de tout ceci, combien les citoyens en deviennent ombrageux, au point de s’indigner et de se soulever à la moindre apparence de contrainte ? Ils en viennent à la fin, comme tu sais, jusqu’à ne tenir aucun compte des lois écrites ou non écrites, afin de n’avoir absolument aucun maître.
[...]
Eh bien, mon cher ami, c’est de ce jeune et beau gouvernement que naît la tyrannie, du moins à ce que je pense. 2/2
Commenter  J’apprécie          20





Ont apprécié cette citation (2)voir plus




{* *}