Agnès Laurent (II)

Il y a des périodes où elle est plus sombre, elle lève à peine les yeux et ne décroche pas deux phrases. Ces jours-là, M. Saya la laisse à ses soucis. Depuis qu’il a un commerce, il a appris à ne pas poser de questions. Un jour, il l’a surprise en train de sortir d’une autre pharmacie, il lui a demandé si elle lui faisait des infidélités, elle a rougi comme s’il l’avait trouvée en compagnie d’un amant. Il s’est excusé, ils n’en ont plus reparlé, ça ne le regardait pas après tout, elle a droit à ses secrets.
Aujourd’hui, il a du mal à contenir sa curiosité, la blessure est grave, il veut s’assurer qu’il s’agit bien d’un accident. Il l’interroge. Elle glisse : du pain, couteau, trop dur. Il lui conseille de passer à la clinique se faire poser des points de suture, la plaie est profonde, elle ne s’est pas ratée, peut-être qu’un tendon est touché, dans ce cas, c’est l’intervention dans les six heures, sinon on ne récupère jamais. Elle secoue la tête, elle n’a pas le temps, elle est en retard, ce n’est pas la première fois qu’elle se coupe, ce n’est rien, elle est juste venue acheter un pansement. M. Saya lui fait une jolie poupée pour stopper l’hémorragie. Il s’applique, il a compris, elle n’ira pas à l’hôpital.

Toujours souriante, toujours aimable, elle demande conseil d’une voix douce, elle n’est pas comme Mme Marchal, elle ne prétend pas tout savoir. Elle vient surtout pour les enfants. Acheter de l’arnica pour les bosses et les bleus, prendre de l’ofloxacine, l’hiver, pour les otites, et de la Ventoline.

Elle veut adapter les doses à sa guise au risque de mettre sa santé en danger. Elle refuse les génériques, même lorsqu’on lui explique que c’est la même chose, qu’elle va juste payer plus cher. Elle rétorque qu’elle sait, elle, qu’ils sont moins bien faits, ces médicaments-là, et qu’elle ne veut pas en prendre. Mme Marchal ne va jamais jusqu’à dire qu’elle se méfie des produits chinois ou indiens, elle n’en a pas besoin, elle le pense si fort.

Je m’imagine déjà en prison, j’ai à nouveau envie de vomir. Je me demande si je peux, là, dans ce couloir, si le gendarme tournera enfin la tête. J’essaie de penser à autre chose. J’aimerais savoir si, à part Gilbert et Jacques, d’autres gens m’ont vu avec les gendarmes ce matin. Il y en a, les habitants du quartier se lèvent tôt. Ici, le premier truc qu’on fait quand on sort de son lit, c’est regarder par la fenêtre pour sentir la mer.

Je me souviens de ce truc en maths, le fameux dilemme du prisonnier. Tout le monde a intérêt à se taire, mais tout le monde se met à parler et tout le monde finit en taule. C’est quand même étrange qu’ils n’aient pas embarqué Jacques en même temps que moi. Ils l’ont peut-être déjà interrogé. Il n’a pas eu le temps de me prévenir.

On se fait toujours attraper, enfin pas toujours, mais souvent. Et quand les gendarmes s’en mêlent, c’est du pénal et ça peut très mal finir. Par de la prison. Avec sursis, mais bon, de la prison quand même. Ça vous plombe une carrière, un truc pareil. Jacques n’a pas voulu m’écouter. Il m’a pris par les sentiments, vous comprenez Guillaume, si on ne fait pas ça, la boîte ne tiendra pas le coup.

Elle n’est pas toujours tendre par le geste ou la parole. Les nourrir est sa manière de leur témoigner l’amour qu’elle leur porte. Pour guérir Noémie d’un chagrin trop fort, elle prépare des crêpes. La petite y ajoute de la confiture, roule sa galette comme un cigare et l’avale en trois bouchées. Une, deux, trois, le ventre plein, elle a oublié la raison de ses larmes.

Son écriture est brouillonne, elle espère que Noémie arrivera à lire. Elle ne peut pas leur dire où elle va. Elle ne le sait pas vraiment elle-même, elle veut juste s’éloigner.

Il ne sait pas qu’au contraire, on ne peut compter que sur soi. Personne n’a le temps de vous apprendre à faire du vélo, il faut essayer, essayer encore, chuter, se relever jusqu’à tenir sur les roues, les genoux écorchés. Personne n’est là pour les petits bobos, les devoirs trop difficiles ou les gros chagrins de l’enfance. Il faut apprendre à survivre.

Il ne comprend pas qu’à être trop nombreux, on finit plus seul encore. Elle aurait voulu lui dire ce que c’est que de vivre au milieu de cinq frères et sœurs. De n’avoir jamais rien à soi.

Il est souvent absent, parfois indifférent, mais lorsqu’il est là, il lui arrive de faire preuve d’une intuition étonnante. Elle n’aurait pas su lui mentir, elle a préféré esquiver, attendre le bruit du verrou qui se referme, la voiture qui démarre et le silence à nouveau. Alors seulement, elle était sortie du lit et s’était préparée.

Elle aimerait que ses filles ne l’oublient pas, elle sait que c’est inévitable. Elle a peur qu’elles la haïssent, elle ne sait pas comment l’empêcher. Elle devine la douleur qu’elle s’apprête à leur infliger, elle qui a passé sa vie à tenter de les protéger. Elle ne sait pas comment faire autrement. Elle doit partir, les laisser derrière elle. C’est mieux.

Je ne sais rien, je ne comprends pas, c’est une histoire de fou. Venir me chercher à la boîte, devant le patron. J’imagine Jacques, il doit être fou de rage. Justement aujourd’hui, alors qu’on doit recevoir ces prospects parisiens. L’avenir de la boîte assuré, des ventes sur plusieurs années. Jacques était surexcité, plus de souci à se faire pour les paies, les impôts. Il doit être en train de paniquer, toute cette mauvaise publicité.

Il faut que je demande au chauffeur de conduire plus doucement. Surtout là, y a des virages. C’est pas bon pour ce que j’ai. J’ai pas dormi de la nuit, je sais pas pourquoi. Peut-être les verres avalés avec les gars du boulot, on a fêté les vacances par anticipation, on n’aurait pas dû, y avait des huîtres, ça aurait été dommage de les gâcher. Le vin blanc, ça me réussit de moins en moins bien, mon lit a tangué une partie de la nuit.

Il y a pas si longtemps, il lui a dit que ça faisait plus de dix ans qu’ils étaient mariés. Le sachet de dragées est encore sur l’étagère derrière le bar. Un peu jauni, un peu poussiéreux à côté du faire-part. Gilbert lui a payé un coup pour fêter ça, Guillaume était tout fier.

Il sait bien, lui Gilbert, que des couples si parfaits, ça n’existe pas, y a toujours un truc qui cloche. Un jour, il a failli dire à Guillaume de la boucler. Puis il s’est dit que ça servait à rien, que Guillaume ne comprendrait pas. Il en a eu une drôle de surprise la première fois que Christelle est venue déjeuner. Il s’attendait à une femme très femme, vu ce que Guillaume lui disait tout le temps, avec des talons et du maquillage.

Que les gendarmes tournent autour de Guillaume, Gilbert, ça le fait vraiment chier. Il les connaît. Un temps, il les a beaucoup fréquentés. Quand on commence avec eux, on ne s’en sort jamais.

Il aimerait bien les voir derrière le comptoir. Les habitués, quand on leur refuse un verre, ils ont vite fait de s’énerver ou d’aller voir ailleurs. Et puis, Gilbert, la picole, c’est avec ça qu’il mange. Il va quand même pas couler la boutique juste parce que des couillons à Paris ont décidé que boire, c’était pas bon pour la santé.

On ne s’habitue pas. Après la sidération viennent les questions. Il ne sait pas toujours répondre. Là, tout à l’heure, il ne saura pas dire. Ni les causes, ni l’état, ni… Juste prévenir. Il imagine la voix à l’autre bout du fil, une femme dont il va troubler la vie, il aimerait que ça sonne dans le vide. Non, ce serait pire.

Il perd du temps. Ou plutôt il en gagne. Il a besoin de réfléchir, de trouver les mots. Il déteste ce boulot. Il se souvient de sa première fois, il était tout jeune gendarme, il s’était déplacé. Une mobylette, un adolescent et des parents qui essayaient de lire dans son regard s’ils pouvaient garder un petit espoir ou si tout était fini. On ne s’habitue pas. Après la sidération viennent les questions. Il ne sait pas toujours répondre. Là, tout à l’heure, il ne saura pas dire. Ni les causes, ni l’état, ni… Juste prévenir. Il imagine la voix à l’autre bout du fil, une femme dont il va troubler la vie, il aimerait que ça sonne dans le vide. Non, ce serait pire.