Ali devina qui c’était et, quand j’eus raccroché, il me demanda si la société brimait ma liberté. Je lui parlai du temps ou j’habitais chez mes parents à Nabatieh, quand mon copain et moi ne pouvions nous retrouver que chez sa grand-mère, qui vivait seule depuis qu’elle était veuve et qui lui avait donné une clé de chez elle pour qu’il vienne passer la nuit de temps en temps. Elle était en parfaite santé et elle sortait tous les jours faire ses courses ; on savait exactement à quelle heure elle partait et quand elle rentrait, et on allait la voir… Quand elle n’était pas là ! Sauf qu’elle rentrait souvent plus tôt que prévu, et que, du coup, je me cachais dans sa penderie. Une fois, j’avais même dû me glisser dans son placard à chaussures, dans une posture si inconfortable que j’avais eu mal au dos pendant plusieurs jours, mais c’était toujours mieux que d’être découverts seuls chez elle, ce qu’elle aurait clamé sur tous les toits.
– Chacun sa galère… dit-il avec indifférence.
Il avait espéré que je lui parlerais de choses plus graves, de choses qui sentaient le sang et la souffrance, et il me demanda si c’était risqué dans ce pays d’être une femme libre ; comme je souriais sans répondre, il me relança : en tant qu’homo, mettrait-il sa vie en danger en revenant vivre au Liban ?
– Tout est possible ! me moquai-je.
Quand on fut rassis devant nos valises, il me dit à voix basse que depuis le jour ou il avait ouvert l’armoire de sa grand-mère, il avait l’impression d’être partout en exil. Il soupira, alluma une autre cigarette, et répéta qu’il avait honte de fuir le Liban au lieu d’y rester pour le défendre.
Or, à ma grande surprise, ma mère m'annonça qu'elle voulait maintenant quitter le pays grâce à l'opération d'évacuation que l'ambassade de Russie organisait pour ses ressortissants, mais qu'elle ne le ferait que si je l'accompagnais. je lui dis de partir seule si elle voulait, parce que moi, je restais à Tripoli. Sauf que les évènements du lendemain me firent changer d'avis. Car une bombe s'abattit sur le phare situé à quelques mètres de la piscine où on passait nos journées, et aune autre tomba sur le quartier voisin. (p.16)