Alfred Lansing

Introduction de l'auteur :
Tout ce qui suit est vrai.
Je me suis attaché à relater les évènements tels qu'ils se sont passés et à rapporter avec la plus grande exactitude possible les réactions des hommes qui les vécurent.
Pour cela, une masse de documents a été mise à ma disposition, surtout les notes prises au jour le jour par tous ceux qui ont tenu un journal personnel pendant l'expédition. Ces notes fourmillent de détails saisissants et de scènes croquées sur le vif entre lesquels je n'ai eu que le choix.
Ces documents constituent un étrange assemblage de papiers noircis par la fumée que dégageait l'huile de phoque, tout ridés pour avoir été trempés et mis ensuite à sécher. Certains ont été rédigés sur des registres de comptable, dans une écriture large ; d'autres sur des carnets, dans une écriture minuscule.
J'ai aussi bavardé pendant de longues heures, voire des jours, et correspondu avec les survivants de l'expédition ; ils se sont prêtés à mon interrogatoire avec une bonne grâce et un esprit de coopération qui leur ont acquis toute ma reconnaissance.
De ce fait, si des erreurs ou des fautes d'interprétation se sont glissées dans les pages qui suivent, j'en porte seul la responsabilité.
A tous, j'adresse le témoignage de ma gratitude infinie.
A.L.

Son esprit fourmillait constamment de projet qui, il en était persuadé, lui apporteraient la fortune. Sans les énumérer tous, on peut citer la fabrication de cigarettes, une armée de voiture de louage, des exploitations minières en Bulgarie, une usine à baleines, ou encore la recherche de trésors cachés.

Le pack paraissait s'étendre à l'infini dans toutes les directions. Pourtant, la vie y abondait. Des rorquals, des baleines à bosse, des baleines bleues, dont certaines longues de trente mètres, faisaient surface et s'ébrouaient dans les chenaux, entre les floes. Il y avait aussi des épaulards qui poussaient leur hideux museau pointu au-dessus de la glace pour y découvrir des proies à précipiter à la mer. Dans le ciel, des albatros géants et plusieurs espèces de pétrels, de fulmars et de sternes tournoyaient et piquaient vers l'eau. Sur la glace elle-même, la vue des phoques de Weddel, ou mangeurs de crabes, était fréquente.

Un seul d'entre eux ne partageait pas le sentiment général de soulagement d'avoir enfin quitté le bateau, tout au moins avec la même intensité : un homme robuste, à la figure énergique, au nez large, qui parlait avec un léger accent irlandais. Pendant les heures qu'avait duré l'évacuation, il s'était tenu plus ou moins à l'écart.
Il s'appelait Sir Ernest Shackleton et les vint-sept hommes qu'il avait vus quitter le bâtiment d'une manière aussi dramatique composaient l'Expédition impériale transatlantique.

Ils étaient naufragés dans les espaces désolés de l'Antarctique. Depuis près d'un an, ils avaient perdu contact avec la civilisation. Personne ne connaissait leur détresse, ni même leur position. Ils ne possédaient pas d'émetteur radio pour alerter d'éventuels sauveteurs et, même s'ils l'avaient pu, ceux-ci eussent été dans l'impossibilité de les atteindre. En 1915, il n'existait pas d'hélicoptères, d'avions convenables, ni de matériel approprié.

L'ordre d'abandonner le navire fut donné à dix-sept heures. Pour la plupart des hommes, il fut inutile, car ils savaient alors que c'était la fin, que leurs efforts pour le sauver demeureraient vains. il n'y eut ni peur ni appréhension. Ils se battaient depuis trois jours et avaient perdu la bataille. Ils acceptaient leur défaite presque avec apathie, trop las pour s'en soucier.

Rien au monde n'est plus désolé que la nuit polaire. C'est un retour à l'ère glaciaire : plus de chaleur, de vie ni de mouvement. Il faut l'avoir connue pour savoir ce que représente le fait d'être privé du soleil pendant des semaines, pendant des mois. Peu de gens non habitués peuvent se soustraire complètement à ses effets; certains en sont devenus fous.

Ce fut un moment d'un calme étrange, presque dépourvu de joie. Ils venaient de réaliser l'impossible, mais à quel prix! Maintenant que c'était fini, ils ne ressentaient plus qu'une immense fatigue, qui leur laissait tout juste la conscience d'avoir vaincu. Cependant, ils se serrèrent mutuellement la main, car il leur semblait devoir faire quelque chose.

Rarement, pareille responsabilité pesa sur les épaules d'un homme. Shakleton n'ignorait certes pas que la situation de ses marins était désespérée, mais il ne pouvait imaginer les épreuves physiques et morales qu'ils allaient avoir à subir, les rigueurs qu'il leur faudrait endurer, les souffrances auxquelles ils seraient soumis.

Shackleton se tenait au milieu du groupe. Il avait enlevé son casque et ses longs cheveux pendaient sur son front. Le souci avait ployé ses épaules et il avait tant cr ié qu'il ne pouvait plus émettre qu'un murmure. Mais il paraissait éprouver une satisfaction intense à se trouver enfin à terre, entouré par tous ses hommes.