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Citation de MegGomar


La télévision diffusait un 𝘵𝘢𝘭𝘦𝘯𝘵 𝘴𝘩𝘰𝘸 dont Antoine n'avait pas suivi le début - dont il ignorait même qu'il passait encore, les premières saisons remontant à ses années de lycée. Il se foutait complètement des chansons interprétées sur des morceaux de plateau mouvant qui rappelaient les machineries d'opéra de l'époque romantique, mais il était fasciné par le fait que les jurés feignaient de de souffrir plus que les candidats qu'ils éliminaient, et c'était assez immonde parce qu'ils leur volaient toute possibilité de parler de la violence du procédé, secondés en cela par la réalisation qui braquait les caméras sur les chanteurs connus, émus aux larmes, confortablement installés dans leur fauteuil et pas sur ceux qui avaient rêvé de devenir chanteurs et se faisaient débarquer sans un temps de parole accordé, après un rapide gros plan sur leurs yeux mouillés. Récupéraient-ils quelque part, dans des coulisses sans éclairage multicolore, un carton contenant leurs affaires avant d'aller attendre un bus qui les ramènerait chez eux?
Les candidats étaient amenés à supplier en chansons des individus riches et célèbres afin que ceux-ci leur accordent la possibilité de revenir la semaine suivante (pour supplier de nouveau), et ces mêmes individus riches et célèbres soufflaient que c'était trop dur, vraiment trop dur, ce qu'on leur demandait de faire (choisir, éliminer) alors qu'ils aimaient sincèrement out le monde, étaient bouleversés par chaque interprétation. Toutes les dix minutes, le présentateur offrait à un spectateur l'occasion de doubler ou tripler son salaire en répondant à une question et -passé au prisme de la méfiance hébétée d'Antoine- cela ressemblait à un moyen supplémentaire de masquer la violence de ce qui se déroulait à l'écran, ou plutôt de compromettre ceux qui regardaient : tu ne peux pas considérer que ce jeu de gladiateurs est dégueulasse puisque tu espères toi-même en bénéficier, tu veux l'argent, tu es sale toi aussi, est-ce que ta main a bougé vers ton téléphone?
Le fait qu'une large partie de la population, dont ses parents, assistait hebdomadairement à ce type de programmes fournissait à Antoine une (vague) explication de la passivité dont faisaient preuve la plupart des Français devant la casse sociale à l'oeuvre dans le pays. Après tout, c'était le même show : un patron millionnaire ou un ministre à la retraite assurée venait déclarer à la télévision que c'était dur pour lui, cette fermeture d'usine, vraiment dur, quelle vacherie, la réalité économique se fout des sentiments, elle les piétine, pourtant j'aurais voulu... En face, les travailleurs s'humiliaient -du moins financièrement, mais est-ce que l'humiliation financière n'est pas la plus réelle de toutes? se demandait Antoine. Ou est-ce que celle qui a lieu en chansons est pire encore? -pour pouvoir travailler quelques mois de plus. Le député avait été spécialiste de ça, au temps du gouvernement précédent. Sur les plateaux de télévision, on le voyait à la place des ouvriers expliquer que ses collègues et lui faisaient tout leur possible pour trouver un repreneur, ils passaient des appels jusque dans des pays éloignés, ils étudiaient les dossiers pour être sûrs du sérieux des offres et merde, le type était à deux doigts de dire qu'il n'en dormait plus ou de fondre en larmes et Antoine était sûr qu'il contribuait ainsi à étouffer la révolte sociale parce que, lorsque le JT se terminait, les téléspectateurs s'identifiaient plus à lui qu'aux ouvriers au chômage technique que personne ne filmait dignes et émus mais toujours en colère, la voix éraillée, gueulant qu'ils étaient à bout, qu'ils allaient faire une connerie. Et quand ils changeaient de chaîne, les téléspectateurs devaient se dire qu'ils étaient heureux de ne pas être député, de ne pas travailler "main dans la main" avec le ministre de l'Economie, de ne pas avoir à porter la souffrance de la France du bureau à la maison le soir et de la maison au bureau le matin, sans répit, et alors leur télécommande les guidait peut-être jusqu'à l'émission que regardait Antoine en ce moment même, et voir pleurer cette chanteuse qu'ils aimaient depuis une boum lointaine les confortaient dans cette certitude que le sort des puissants était dur, les pauvres, ô le poids du pouvoir, les affres des décisionnaires.
Par ailleurs, le plus révoltant dans cette émission (se disait Antoine en voguant d'un superlatif à l'autre), c'était l'extrême jeunesse des candidats. Si, à leur âge, ils voulaient s'humilier pour un peu de célébrité au lieu de fumer des pétards en refaisant le monde, ils deviendraient à coup sûr des adultes minables-aigris s'ils n'arrivaient à rien, persuadés de le mériter s'ils réussissaient. Antoine était prêt à parier qu'aucun d'eux de serait parti sur le front de l'Aragon en 1936, ce qui constituait la seule question du test de valeur qu'il appliquait intérieurement à tout être humain. Un adolescent de seize ou dix-sept ans qui trouve normal ("c'est le jeu, hein") d'être en compétition avec les autres pour une place au sommet, qui accepte la règle énoncée par la production selon laquelle, au contraire des jurés et du présentateur, les candidats sont interchangeables - même leur différences étaient interchangeables, découvrait Antoine : un côté punk valant un passé militaire, valant un drame familial, et la réalisation s'attachait à ces à-côtés exotiques avec une égalité de temps et de moyens si précise que, chaque candidat étant présenté comme (un chanteur + sa différence) × la narration ,rien de ce qui était mis en avant par le récit télévisé ne pouvait, en réalité, extirper ce candidat du lot commun- un adolescent qui a intégré tous les impératifs d'un monde de pions sans visage (ou plutôt tout en visage mais sans nom de famille, des pions qui n'auraient que des prénoms ou des diminutifs, comme des enfants, comme des animaux de compagnie)un monde dirigé jusqu'à un point de sadisme raffiné par des tyrans assis sur des trônes sanglants (car il le comprenait maintenant, c'était des trônes sanglants), un tel adolescent, donc, ne se battra jamais pour une autre cause que sa gueule. Antoine aurait voulu voir des GIlets jaunes faire irruption sur le plateau.
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