Ce qui l’avait marqué, c’est le refus d’accepter de se soumettre qu’elle considérait comme ordinaire, dans l’ordre des choses. Elle était de la race de ces indomptés qui se battent seuls dans l’anonymat le plus total, n’en tirant aucune gloire, rendant coup pour coup, même quand le combat est inégal.
Les magouilles d’avocat, il les a en horreur, autant que certains juges qui appliquent comme des machines les textes en vigueur. Bien sûr, ils sont là pour ça, mais cette justice-là ne lui convient pas. Alors pour pouvoir continuer à se regarder en face, il compose. Par omission, comme avec les lettres anonymes de la petite bonne qu’il a brûlées, ou à charge quand il creuse avec acharnement pour faire tomber un salaud qui sans lui s’en serait sorti la tête haute.
C’est une femme que le temps embellit de charmes nouveaux et qui conserve dans le regard une soif de vivre toujours renouvelée. C’est peut-être pour ça qu’il garde ses distances. Lui ne croit plus à l’avenir et se contente de se raccrocher à de petits plaisirs éphémères pour ne pas sombrer trop vite. Et puis ils se connaissent trop bien maintenant pour qu’entre eux… à moins qu’un événement ne rallume une flamme qui s’éteint inexorablement… Y croit-il encore ?
J’avais maintenant un but, me venger. Je ne souffrais plus, je n’avais plus honte, je n’avais plus peur, j’étais en guerre et cette guerre, j’étais déterminée à la gagner.
Pour arriver à mes fins, je devais être attentive à tout ce qui se passait et tout ce qui se disait chez les Le Goff. Je devais trouver une faille, j’allais trouver la faille, j’étais convaincue qu’elle existait.
Elle est là, devant lui, épanouie, c’est une femme maintenant ; pourtant, elle n’a pas beaucoup changé depuis sept ans. Elle a gardé son sourire enfantin, désarmant. Son regard est toujours aussi direct, aussi incisif, il en est troublé.
Que leur arrive-t-il ? Depuis toutes ces années, ils se connaissent, ils savent exactement où ils en sont tous les deux. Ils ont conscience d'avoir loupé le coche. C'est lui, surtout, par son attitude, qui a laissé s'éteindre leurs espoirs de rapprochement.
Ce soir, tout est différent. Il a suffi d'un geste tendre pour que tout redevienne comme avant, du temps où presque rien ne les séparait, quand sa femme l'avait quitté. Il lui dit les mots oubliés, de ceux dont on rêve sans jamais oser les prononcer.
Elle se serre contre lui, une voiture dévale la rue en direction de la place Blanche.
ça se passe rue Lepic, à Paris, à quelques jours de Noël 1961.
En fin de soirée, on attaquait le sujet roi : les femmes. C’était inépuisable, sans limite ou presque. Il n’y avait qu’une règle que tous partageaient : on ne parle pas des épouses. La mère de leurs gosses, c’est sacré. Pas question que leur progéniture se transforme en fille ou fils de pute au cours de la conversation.
Pour les autres femmes, tout était permis. La moindre retenue les aurait classées du côté des prudes, des non-affranchies, ce qui aurait été fâcheux. Il était bon de surenchérir si l’on voulait se maintenir à un niveau de vulgarité de bon aloi.
Elle était de la race de ces indomptés qui se battent seuls dans l’anonymat le plus total, n’en tirant aucune gloire, rendant coup pour coup, même quand le combat est inégal. Il connaissait ça ; lui aussi avait mené des combats perdus d’avance pour la seule satisfaction de pouvoir se regarder dans un miroir sans rougir. Quelque part, il voulait croire qu’ils se ressemblaient.
Elle joue le jeu, cherchant un sens à des phrases qui n’en ont pas, relisant des passages hermétiques, essayant de se remémorer les noms qui reviennent le plus souvent.
Son angoisse grandit sans qu’elle puisse définir si elle est provoquée par l’évocation de certaines scènes ou par son incapacité à leur trouver un sens.
Restait le plus extraordinaire, Yvonne Dupré. Cette femme avec qui elle avait travaillé pendant deux ans, cette femme qui lui avait redonné confiance en elle, cette femme dont elle s’était rendu compte trop tard de la place qu’elle tenait dans sa vie. Cette femme était sa mère et toutes deux l’ignoraient.