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Citation de GabySensei


La forêt s'effeuillait, protégeant mal ma fuite. Ce qui me sauvait, c'était la vitesse de mon déplacement et ma connaissance, presque tactile, des endroits que je traversais. Et, les premiers jours, l'oubli de la faim. Le manque de nourriture se fit sentir subitement : en traversant un affluent de l'Amgoun, je remarquai que la rivière, peu profonde, se gondolait sous mes pas, se colorant, puis virant au noir. Pris de vertige, je trébuchai, m'accrochant au vide, la tête remplie de cris, de carillon et, brusquement, de longs échos mats...
L'eau glacée m'éveilla. Je me vis étendu sur la berge - le sable était marqué par la trace de la reptation qui m'avait traîné hors du flux... Je me relevai dans un équilibre incertain et trouvait la force de pousser plusieurs pierres pour dévier une partie du courant. Dans la petite baie qui se forma, je jetai des coquillages écrasés, en guise d'appât, et me mis à getter la proie, armé d'une branche cassée en pointe... Au bout de quelques minutes, un jeune taïmen s'y montra. Trop faible, je ne pris pas le risque de frapper le poisson avec ma pique. Je me laissai tomber sur lui, l'étreignant sous ma poitrine, dans une grande gerbe d'éclaboussure et de vase remuée. Il se débattit vigoureusement et commença à m'échapper, grâce à sa peau glaireuse. Je comprenais que je n'aurais pas la chance d'en attraper un autre. Et donc de manger. Et de survivre. Plongeant la tête dans l'eau, je mordis son corps, entre la nageoire dorsale et l'os du crâne.
Je sortis sur la berge, mes mains retenant les soubresauts de ce fuseau argenté, mes dents enfoncées dans les écailles qui vibraient...
A la chute du jour, en dévorant la chair grillée sur les braises, je pris conscience de n'avoir jamais pensé, avec un tel chagrin et une telle reconnaissance, à une parcelle de vivant qui m'épargnait la mort. En vérité, jamais je ne m'étais senti aussi uni à cette vie dite sauvage et à laquelle à présent j'appartenais...

A partir de ce jour-là, un éloignement, plus mental que physique, allait faire évanouir le monde où les hommes se haïssent tant, le monde de Louskass, de Ratinsky, le monde de l'abri numéro dix_neuf. Un matin, en reprenant ma marche, je me rappelai les coups que j'avais reçus au visage et, très clairement, je compris qu'il n'y avait plus, en moi, aucune envie de vengeance, aucune haine et même pas la tentation orgueilleuse de pardonner. Il y avait juste le silence ensoleillé de la rive que je longeais, la transparence lumineuse du ciel et le très léger tintement des feuilles qui, saisies par le gel, quittaient les branches et se posaient sur le givre du sol avec cette brève sonorité de cristal. Oui, juste la décantation suprême du silence et de la lumière.

(P234)
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