Angie Kim

Tu t'imagines que toutes les mères d'enfants typiques se disent:"Mon enfant n'est pas handicapé, chouette! Je n'ai rien à faire; je vais me commander des chocolats à Paris"? Crois-moi, j'adorerais me coucher et manger des chocolats toute la journée au lieu de m'occuper de Henry - quelle mère n'adorerait pas ça ?- mais on est forcément préoccupée, sollicitée. Quand on ne surveille pas la santé de son enfant, on s'occupe de sa scolarité, de sa socialisation... Ça n'en finit jamais.

Mais avec le temps, elle avait ouvert les yeux : ils n’étaient pas gentils mais froidement polis. Elle connaissait ce genre de personnes. Sa propre mère appartenait à cette race de gens qui utilisent les bonnes manières pour masquer leur hostilité, de la même façon que certains s’aspergent de parfum pour couvrir leurs odeurs corporelles – plus elles sont fortes, plus ils s’arrosent.

La curiosité et la pitié – pour elle ou pour eux-mêmes, elle n’aurait su le dire. Elle s’était préparée à leur colère, au lieu de quoi ils lui souriaient tandis qu’elle passait devant eux, et il fallait qu’elle se rappelle qu’elle était une victime. L’accusée, ce n’était pas elle ; elle n’était pas celle à qui on attribuait la responsabilité de l’explosion dans laquelle deux patients avaient trouvé la mort. Elle se disait ce que Pak lui répétait tous les jours – ce soir-là, ce n’était pas leur absence qui avait causé l’incendie, et il n’aurait pas pu éviter l’explosion même s’il était resté auprès des patients – et s’efforçait de sourire en retour. Le soutien de ces gens était une bonne chose, elle le savait, mais il lui semblait immérité, déplacé, comme un prix qu’on remporte en trichant. Au lieu de lui redonner courage, cela faisait peser sur elle la crainte que Dieu voie cette injustice et la corrige ; qu’elle paie plus tard pour ses mensonges.

Mon mari m’a demandé de mentir. Pas un gros mensonge. D’ailleurs, il considérait sans doute qu’il ne s’agissait pas d’un mensonge. Moi non plus au début. Ce qu’il voulait, c’était si peu de chose. La police venait juste de libérer les manifestantes et, pendant qu’il sortait s’assurer qu’elles ne reviendraient pas, je devais rester assise sur sa chaise. Le remplacer, comme font les gens qui travaillent ensemble, en somme, comme nous l’avions fait nous-mêmes à l’épicerie quand il prenait sa pause déjeuner ou grillait une cigarette.

Ça me torturait, qu’un petit garçon de huit ans souffre au point de se taper la tête contre un mur d’acier. Le bruit de cette souffrance – les coups, encore et encore. La persistance, l’insistance croissante. Chaque coup engendrait des vibrations qui se répercutaient et s’intégraient à une forme et une masse. Elles me traversaient. J’en éprouvais le grondement sur ma peau, la secousse dans mes entrailles. Elles exigeaient que mon cœur s’accorde au rythme des coups, batte plus vite, plus fort.

Mais dans la vie, il en va autrement. Les tragédies passées ne vous immunisent pas contre des tragédies futures et la mauvaise fortune n’est pas répartie de façon équitable. Comment Pak pouvait-il l’ignorer, après tout ce que nous avions traversé ?
De 20 h 02 à 20 h 14, je restai assise, sans dire un mot ni rien faire, ainsi qu’il me l’avait demandé.

Faire preuve de modestie, passer inaperçue, être invisible : voilà quelles étaient les vertus d’une épouse, pas la notoriété et l’ostentation. N’était-ce pas pour cela que les mariées portaient un voile – pour se protéger des regards, dissimuler la rougeur de leurs joues ?