Québec en toutes lettres - Oeuvres de chair avec Anique Poitras
Et si je commençais par le commencement? Tout ça débute un après-midi nuageux de mars.
Face à la baie vitrée de notre splendide salon, je pianote distraitement un concerto. J'aurais spontanément tendance à bouder Mozart et compagnie, mais mon père m'encourage tellement, pour ne pas dire qu'il m'oblige à persévérer:
- Sara, si tu savais quelle chance tu as de pouvoir accéder à cet univers de chefs-d'oeuvre! Si seulement mes parents avaient eu les moyens de me payer des cours! ... Ah! La très sublime et grandiose musique!
Bla bla bla! ...
Les parents sont parfois bien achalants avec leurs rêves poussiéreux.
Surtout quand ils s'acharnent à vouloir les refiler à leurs rejetons naïfs. Comme si les rêves étaient forcément héréditaires!
Ainsi, papa joue sur mes cordes sensibles, et moi, je joue Mozart pour amoindrir sa peine d'enfant non consolé. Bonne fille, va!
Bien entendu, ça ne m'empêche pas d'accorder plus d'attention à la scène qui a lieu dehors qu'à ma partition.
Les yeux rivés sur le camion de déménagement stationné dans l'entrée de nos voisins de droite, je rêve tout bas.
Depuis notre départ de la banlieue pour la ville, je ne suis pas très gâtée côté copines. Et Steph me manque. Elle était ma meilleure amie depuis la maternelle. On a beau avoir juré solennellement de ne jamais se perdre de vue, on se perd de plus en plus: de vue et du reste. On s'appelle moins souvent. On se parle moins longtemps. Et on ne se coupe plus jamais la parole parce qu'on a trop de choses à se dire en même temps.
Tout ça parce que madame ma mère ne supportait plus de gaspiller son précieux temps sur le pont Jacques-Cartier, entre huit heures trente et neuf heures dix, du lundi au vendredi.
À l'entendre, je n'ai pas à me plaindre! Nous vivons dans une superbe vieille maison complètement rajeunie, dans un secteur magnifique et paisible, dans une très belle rue boisée mais, à mon avis, infestée de vieilles personnes.
Quel soulagement le jour où le cottage d'à côté s'est finalement vidé des vieux grincheux qui le hantaient depuis la nuit des temps!
Je caresse l'espoir d'avoir une fille de mon âge comme voisine. Et, qui sait, comme amie. Oh, elle ne remplacerait pas Stéphanie, mais elle pourrait être aussi extra!
Je me sens comme s'il était écrit sur moi : « Out of order ». Défectueuse. Et j'ai peur d'être rejetée.
Au-delà du baiser, je suis incapable de m'abandonner.
En bas de la bouche, mon corps ne veut plus parler, et ça m'enrage, ostifi !
Quand les mains de Nicolas me carassent, les serpents arrivent et me rampent dessus. Des mains sales qui volent le meilleur de moi.
Ma mère endort ses blessures avec des pillules, des bonbons très puissants. Ou bien elle les étourdit dans les téléromans. Ou bien elle les noie dans le vin et les romans à l'eau de rose.
Maman, je sais maintenant pourquoi je déteste ces histoires d'amour à l'eau de rose. C'est parce qu'elles essaient de nous faire croire qu'on a pas besoin de faire le ménage en soi avant de pouvoir tomber dans les bras d'un homme charmant.
Je veux juste qu’on me foute la paix. Tout ce qui me reste de mon beau roman d’amour, c’est mon souvenir. Je ne tiens pas à ce qu’on me l’arrache. Ce n’est pas une dent carriée! Mais ça, mes parents, même s’ils le voulaient, ils ne pourraient pas le comprendre. Eux, alors qu’ils sont ENSEMBLE et EN VIE, ils s’entretuent à petit feu avec des mots blessants. Serge et moi, nous sommes peut-être morts, mais notre histoire est faite de mots doux, de caresses, de longs baisers mouillés, de frissons. De larmes aussi.
Lorsqu'une chose tant désirée se réalise enfin, pourquoi ne nous apporte-t-elle pas le bonheur escompté? J'ai souhaité si ardemment retourner vivre à Montréal et devenir actrice. Étudiante au Conservatoire d'art dramatique, je suis de nouveau montréalaise. Et je cherche. je cherche encore ce petit quelque chose qui n'a pas de nom et qui me manque tant.
Est-ce que c'est « ça », devenir adulte?
Je trouve « ça » difficile.
Tout avait si bien commencé. Enfin, entendons-nous ! Après dix-huit ans de drames et mélodrames, ma vie avait viré son capot de bord. J’allais bien. De mieux, en mieux, disons. Oui, j’ai eu une enfance lamentable et une adolescence tordue, mais il y a quelque temps tout était presque beau. Trop beau pour être vrai ? Peut-être pas. Trop gros, trop vite ? Peut-être bien. J’avais cessé de boire et de me droguer. J’étais retournée à l’école, à l’éducation des adultes, pour terminer mes études secondaires. J’assistais aux réunions des Alcooliques Anonymes. J’habitais chez ma marraine AA. En plus de m’héberger, Claire m’avait déniché un emploi à la compagnie où elle travaille. Réceptionniste à temps partiel pendant mon année scolaire et à temps plein pendant l’été. Je commençais même à croire à l’amour en lettres majuscules.
Mandoline commence à m'inquiéter sérieusement. Un matin, il y a deux semaines, elle a fait une entrée remarquée avec son look Marilyn Monroe. Depuis sa dernière métamorphose, elle sèche ses cours de plus en plus souvent et les raisons qu'elle donne tiennent de moins en moins debout.
Dès que j'essaie d'aborder le sujet, elle se défile. Elle sait que je ne crois pas à ses prétextes, mais elle joue à faire semblant, même avec moi. Notre amitié nous glisse entre les doigts comme une poignée de sable fin et cela m'attriste. Je l'aime tellement, cette fille!
Et qui est cet oncle qui vient l'attendre, dans sa Porsche rouge, à la sortie de l'école pour l'amener à ses rendez-vous chez le dentiste ou chez «sa tante malade» ?
Tu ne le sais pas, Nicolas, mais il y a un corbeau dans mes cauchemars pour me rappeler que le désespoir, toujours fidèle au rendez-vous, bouffe l’espérance par les deux bouts. Et cette nuit-là, chez toi, l’oiseau de malheur me l’a rappelé. Une vie d’horreur, c’est comme un film d’horreur. Le corbeau de mon cauchemar m’a poursuivie dans la réalité. Il s’est frappé pour de vrai à la fenêtre de ma chambre. Ensuite… j’ai eu peur, j’ai eu soif et j’ai bu.
Ce matin, ta douceur et ton odeur me manquent, Nicolas. J’enfouis ma tête dans ton t-shirt froissé, le sens, le sniffe. Je le boufferais si je ne me retenais pas!
Qu’est-ce que je nous ai fait, Nicolas? Mes souvenirs de nous deux me donnent envie de hurler. Je m’arrache à ton parfum, ravale mon cri (de rage? de tristesse? un mélange des deux?) et je cache le t-shirt sous mon oreiller.
Je n’ai plus de whisky, mais il y a de la poudre dans le tiroir de la coiffeuse. Au cas où…
Sara, ma chère fille,
Lorsque tu écouteras cette cassette, je serai déjà partie. J'aurais voulu te parler en face, mais je n'en ai pas eu le courage ni la force. Pour la femme orgueilleuse que je suis, c'est difficile de l'admettre.
Excuse mon hésitation. Je cherche mes mots. Je ne suis pas une championne en démonstration de tendresse... mais aujourd'hui je ne veux pas passer à côté de cet élan qui me pousse à t'exprimer tout ce que j'aurais voulu pouvoir te dire depuis toutes ces années.
Tout d'abord, je dois t'avouer que je ne me suis jamais sentie à la hauteur dans mon rôle de mère. J'ai toujours eu l'impression que les femmes que je connaissais savaient naturellement comment s'y prendre avec leurs enfants, tandis que moi je tâtonnais, sans jamais être certaine de faire ce qu'il fallait avec toi.
Quand j'étais enfant, puis adolescente, je savais où je m'en allais dans la vie. En fait, je l'ai toujours su, sauf avec toi... et avec ton père. Ce n'est pas peu, je te l'accorde. C'est curieux, mais je ne me sens plus autant rongée par les remords et les regrets. Je suis trop fatiguée pour me taper sur la tête et trop occupée à préparer mon départ. Je viens de mettre de l'ordre dans mes papiers et mes effets personnels. Pendant que j'effectuais ce rangement, j'ai senti l'urgence d'en faire de même avec toi. Alors que je ressens très fort le désir, et la difficulté, de me rapprocher de ma fille, je sens aussi fortement le manque de ma mère, cette femme que je n'ai pas connue et à qui j'en ai tellement voulu d'être morte si jeune. Lorsque tu étais dans mon ventre, à peine grosse comme une graine de fleur, je t'avais juré de t'aimer doublement, de te donner tout ce que ma mère n'avait pas eu la chance de me donner. Je t'ai donné ce que j'ai pu.
Depuis quand, ma belle, est-ce que je t'ai dit simplement que je t'aimais? C'était si facile avant... Avant que tu quittes la maison, déterminée comme je l'avais été, pour t'en aller, sûre de toi, à la maternelle. T'en souviens-tu, Sara?
Tu commençais à peine ta vie de petite fille que j'avais déjà du mal à te serrer dans mes bras et à t'embrasser. Et je ne réussis pas davantage à faire les pas vers toi, autrement qu'en cachette, avec ce magnétophone. Au moins je sais que tu m'entendras un jour, et cela me console.
— Qu’est-ce que tu cherches, Sara ? me demande Sylvie.
Sa question me laisse bouche bée. Je passe ma langue entre mes lèvres avant de répondre machinalement :
— Je ne sais pas.
Réponse insatisfaisante. Le regard de Sylvie me piège. Je l’esquive.
Qu’est-ce que je cherche? Je ferme les yeux. Il est vrai qu’ici ça respire bien.
— Ce petit quelque chose qui n’a pas de nom et qui me manque tant.
Cette réplique a glissé de mes lèvres. Dérangeante.
«En définitive, nous devons nous préoccuper de ce qui crée le bonheur s'il est vrai
qu'avec lui nous possédons tout, et que sans lui nous faisons tout pour l'obtenir.»
Épicure, Lettre sur le bonheur