Anne Lorho vous présente son ouvrage "l'aveuglé". Parution le 25 août aux éditions Mercure de France. Rentrée littéraire automne 2022.
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Je suis un homme dans le noir. Dans le noir du désir, le noir de l'ennui, le noir de l'agacement perpétuel à l'endroit des hommes, le noir d'un sourire, le noir d'un souvenir, le noir des espaces perdus, et dans le noir je fais danser les femmes.
Il doit y avoir toutes les langues là-dedans, et tous les rires, des plus expressifs aux plus discrets, je les entends hoqueter tandis que je passe entre les tables. J’aime cette ambiance brutale de bar bondé, j’aime l’ambiance feutrée du salon privé quand, enfin, on quitte le brouhaha ambiant, j’aime tout là-dedans.
Je rêvais à toutes sortes d’intimités. Je m’imaginais regarder la façon dont elles abandonnaient leur corps fatigué sur le canapé, le soir, après le travail. Je les voyais toucher l’eau de la baignoire pour en apprécier la température avant le bain et je sentais sur ma peau le contact voluptueux de leur eau. Je les entendais se préparer à manger, l’esprit ailleurs. J’avais tellement envie de les consoler d’être des putes qui se faisaient mettre toute la journée que mes mains sont devenues savantes.
Marcher dans la rue, rire avec les copains, courir à perdre haleine dans les collines du parc, faire du patin, attraper le chat de la voisine du cinquième dans les escaliers, se bagarrer, cacher les boucles d’oreilles préférées de ma mère, fini tout cela. J’avais neuf ans et mon enfance s’était brisée. Seuls les bas – ce dernier coup d’éclat de mon existence de voyant – allaient rester, et ce fut ce à quoi je m’accrochais pour que quelque chose perdure, comme le seul endroit où survivre.
Quand j’étais un enfant de la joie ? Le plus beau, le plus fort, le plus grand, le plus tout.Après l’accident, je suis devenu un enfant des jupes de sa mère. C’est ça la destinée.
Elles m’appréciaient, les putes. Au début, elles avaient été surprises, elles aussi, personne n’échappe à la surprise face à mon visage, même si mes prothèses oculaires sont, paraît-il, tellement bien faites qu’on s’y tromperait. Tu parles. Mes paupières ouvertes sur le monde ne font pas illusion très longtemps. Quant au nez, il n’a hélas pas trouvé d’ersatz et je me demande si ce n’est pas pire que le reste.
Dès l’adolescence je l’ai eue, cette envie de toucher les femmes. Elle me tenaillait nuit et jour avant les putes. J’imaginais ce que je pourrais faire à leurs corps abandonnés, je rêvais à la façon d’utiliser mes mains, je rêvais la douceur de leur peau. Encore maintenant, dès que je côtoie une femme, j’ai envie de la toucher, de la goûter, de la faire exister à travers mes doigts entraînés.
De tout temps j’avais eu, pour le corps des femmes, une curiosité formidable. Et plus encore pour le corps des voyantes. À l’institut, j’avais certes touché quelques filles, mais elles étaient rares et surtout toutes aveugles. Rien à voir avec le fantasme de la femme qui voit, qui me regarde la toucher, qui regarde mon sourire, mon plaisir, qui s’y abandonne, malgré ma tronche.
Elles rient, rapport au fait que je ne les baise pas direct, vite fait bien fait, en dix minutes c’est plié. Je prends mon temps et elles ne me pressent pas, c’est le seul avantage d’être handicapé. Il en faut un. T’es handicapé, les putes te laissent faire. Lucy surtout. Je caresse longuement ses bas et leur transparence sous les doigts. Ça me fait bander.
Le truc idiot, être amoureux de sa cavalière de danse, le comble de l’homme qui ne sait pas où rencontrer des femmes. On dansait des heures, les autres devaient se dire, un aveugle qui danse comme ça, ça fait rêver. Ou peut-être que ça ne faisait rêver que moi. Mais quand même, parfois je surprenais leurs conversations, leur « comment fait-il ? » incrédule.