à quoi bon être chaque jour l'unique exemplaire de son espèce dans une vallée silencieuse ? un homme, trois sangliers, bientôt douze, deux corbeaux, un lièvre, un seul. Quatre ruches, dont une morte. Et des milliards de fourmis. Les choses seraient-elles différentes en inversant les proportions ? Trois hommes, bientôt douze, et un seul sanglier... ou bien deux hommes, un corbeau. Ou encore des milliards d'humains et une seule fourmi ?
Dans l'Ubac d'hier, Abel ne se sentait pas seul; il avait de la compagnie ; compagnie discrète, fuyante, noctambule. Farouche. Maintenant, il y a l'absence, qui pèse, allonge les jours, annule les bruits familiers. Et lui qui n'en a jamais souffert, il découvre ce qu'est la solitude. La solitude, c'est espérer.
Car il ne suffit pas de le décider pour qu'existe une route. Encore faut-il que quelqu'un en ait besoin. Il y faut l'urgence et de lentes promenades, le brodequin boueux du paysan au retour des champs et le sabot de son cheval, la course des enfants à la sortie des écoles et le pas ailé des amoureux, la roue des chariots au soirs de fenaisons, la charrette fleurie des mariages, et le corbillard des hivers ; il y faut peut-être de lourds convois, et les bottes de troupes exténuées sous la pluie ou le ciel en feu. Il y faut de la vie. Et souvent. Et longtemps, sinon la terre renonce, elle oublie, et le premier orage défait ce qu'on croyait établi.