On a apporté notre guerre avec nous. Les éclats d'obus que Papa avait toujours dans les jambes, depuis 1944 et la pénible retraite liée à la défaite, avaient réussi à s'introduire jusque dans ses enfants. Chacun d'entre nous portait dans son coeur un éclat de ce métal.
On ne serait jamais en paix. Pas en Suède. Nulle part.
Il y avait aussi le problème des lettres qui se ressemblaient , comme le "b" et le "d". La maîtresse disait qu'on n'avait qu'à s'imaginer que c'était des bâtons, l'un avec un gros ventre, l'autre avec un gros derrière. Mais ça n'aidait pas parce que tout dépendait dans quel sens ils allaient.
Tout était tellement plus simple depuis que j'avais arrêté de parler. Je n'avais jamais à redouter de dire une bêtise. Le silence c'était une sécurité.
Je suis restée cachée derrière la porte. Papa avait ce côté étrange et séduisant qu'ont les gens qui reviennent d'un long voyage.
Les femmes parlaient toujours à voix basse entre elles. Si elles riaient, les hommes disaient qu'elles gloussaient. Les femmes recommençaient alors à parler tout bas en croisant les mains dans leur giron et en soupirant. Et elles me disaient d'aller jouer plus loin.
Maman, elle, avait fait la route en solo, en jeune femme seule au monde sans personne pour lui dire quoi faire. On lui avait trouvé une ombre sur un poumon et elle avait été envoyée dans un sanatorium éloigné. Quand elle avait été guérie, elle avait seize ans et on lui avait offert un billet de train pour aller là où voulait.
Ils avaient été tous les deux courageux, mais Papa ne s'intéressait pas au courage des femmes.
"De toutes façons, je vois pas comment on pourrait parler de courage chez une femme", grognait Papa.
Une femme courageuse ? C'était contre-nature - comme une femme à barbe.