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Citation de sonatem


Bernard Chambaz
     
Jachères
et rien, peut-être, n’a fait tant de bien que de laisser reposer mes jachères, rien peut-être, malgré cette énorme passion que j’en avais, et que j’en ai encore, cet étonnant mélange de jubilation et de déploration, malgré l’endurance du jeûne, les égards rendus, la déférence, cette somme d’un temps, des années durant m’y vautrant pour qu’en soit la semence meilleure, pareil à Robinson, et je faisais un radeau avec de simples plumes, un bateau avec un brin de bleu, je brûlais mes vaisseaux, ces pages que j’eusse voulu magistralement confusées comme un puzzle du monde dont n’eût manqué, à son terme, la moindre pièce, en repoussant sans fin le banc, rêvant debout, pesant tour à tour sur des charrues au soc plus ou moins lourd, sillonnant, y portant tous les engrais imaginables, crottin, cendres de roses, azote, tourbe, limon, chimies, en faisant une immense cornue, chaque jour apportant son continent de nouvelles ruines, de sorte que tout me semblait retomber, s’effondrer, des mots entiers s’écroulaient, des séries de poèmes prenaient l’eau, mes pages se mitaient, un délabrement incroyable dans tout le livre avec ces yeux tour à tour du dépouillement et de la forêt dense, il y avait aussi les heures les jours les années et les siècles de sécheresse, de famine, et le ventre se gonflait de déserts, la même lettre comme un oued, et rarement une oasis, un sol toujours instable, cette constante érosion de l’écrit, et du comment écrire, l’inlassable séisme, et tous les pinceaux n'y pourraient suffire, ni l’image de Sysiphe sans cesse repoussée car je n’y pouvais croire, mais pourtant, et le sol se fendait, craquait, s’ouvrait, et la terre toute entière n'était plus que le ventre d’un gouffre où je ne pouvais même plus me voir, rien, et tout cela pourtant avançait, se reprenant, semblant maintenant se tenir, notamment par les réseaux du songe et le vitascorbol des mots, cela poussait, et rien n’a fait tant de bien que de la laisser reposer, rien il est vrai n’était plus naturel, pensez-vous une jachère, il se faisait un curieux mouvement dans la terre, sourdement, comme une irrigation d’indigo, car c’étaient d’autres soles qui se mettaient à porter, que j’avais encore si peu travaillées malgré l’énorme souci que j’en avais déjà de longtemps, c’étaient d’autres personnages qui surgissaient, comme des tragédiens et des gisants, des peintres, et même Jésus, d’autres pages qui s’animaient, et ce serait un jour à dire les croisements hybrides qui s’en firent, de nouvelles géographies, les continents glissaient comme une démentielle tectonique, rien, non rien ne pouvait faire tant de bien, et c’étaient d’autres ruines qui poussaient, d’incroyables ronciers, je me perdais, rien ne ressemblant moins à des ruines que d’autres ruines, je ne me reconnaissais plus, et pourtant, c’étaient les mêmes ruines, j’en retrouvais maintenant la syntaxe, des phrases entières dont seuls les mots avaient changé, à tel point que c’en était même devenu une seule et longue phrase, la même ruine mais davantage ruinée, et la chair de ses pierres plus à vif, et les cris de sa chair il me semblait plus vivants, oui, rien ne pouvait faire plus de bien que cette sombre acculaison, à pourrir sur pieds, rien, jusqu’à ma dernière image achevée, consommée, de ruines entièrement arasées, et tous s’y mêleraient, Vendredi l’Etranger et Jason, m’évacuant après avoir festoyé de mes restes, c’est-à-dire, rien, et un jour en viendrai-je de la sorte à publier un livre qui ne serait que le poème d’un mot, et ce mot, comme je mourrai, ne serait-il celui du repli de jachères, et de sa désintégration, rien n’a fait tant de bien peut-être mais rien n'a fait tant de mal non plus.
     
Congé et rien, jamais, comme une histoire de l’indigo.
Silences, silence (...puisqu’il faut bien en finir) accéder au congé — et ce qu’à chaque fois il m’en coûte, quel qu’en soit le sens, alors je remets ça

— comme un gigantesque point à la ligne : moi en ce jour — congé dié — seul avec mes trois bons quintaux de pages : et rien toujours ne saurait mieux rendre conte de la passion que la passion elle-même, changeant de face, de sorte que poème est contagion qui dans un silence fait de cris passe de proche en proche depuis le genou blanc du scribe et, prenant gain en toute chose qu’il touche, se dresse à façon de girouette sur l’immense toit du monde poème est aussi bien sa lecture, où soit contagion une épidémie des fleurs de la peau ou le nom pris par un oiseau après qu’il a été tatoué, poème aussi tous ses prolongements et poème même l’esprit de l’escalier — avec les buissons que sont sur les marches images de la mer.
Une lettre ouverte, en somme.
Post-scriptum
Ici, il fait beau...
J’écris, j ’écris, j’écris.
Et j’attends !
J’ai achevé hier une lettre à Pierre Jean Jouve. J’en attends avec impatience la réponse. Mais sommes-nous encore des courriers — comme antan du côté de Marathon ?
     
Correspondances II, extraits — Revue PO&SIE no 2, 1977.
(Michel Deguy • Jude Stéfan • Jacques Réda • Lionel Ray • Pierre Oster-Soussouev • Alain Duault • Lorand Gaspar • Robert Davreu • Bernard Chambaz • Jean Pérol • Pierre Torreilles • Paul Louis Rossi)
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