Si les propres motivations de Bataille demandent à être à leur tour éclaircies (à l’égard de Genet comme à l’égard de Sartre), il est manifeste qu’il tombe juste, en particulier sur le dernier point, sur le ressort passionnel du livre de Sartre, qui s’annonçait comme un éloge et qui est tout de même, dès les premières pages, un enterrement de première classe comme on en a rarement vus. On connaît les circonstances : Sartre faisant entrer l’œuvre de Genet chez Gallimard par la grande porte moyennant le caviardage de quelques passages jugés trop ouvertement sexuels avec l’approbation de Genet, mais sous la forme des Œuvres complètes, ce qui veut bien dire que Genet n’écrira plus, et avec cette condition supplémentaire que l’essai de Sartre constituera le premier tome de ces Œuvres, procédé littéralement sans précédent. Voici donc Genet dans la pénible situation de voir paraître comme premier volume de ses propres œuvres un livre de Sartre expliquant noir sur blanc que Genet est mort et que lui, Sartre, est venu prononcer son éloge funèbre . Un éloge bien étrange, puisqu’il s’agit finalement de montrer que cette œuvre est une œuvre manquée. Un doute évidemment nous prend : si cela était vrai, est-il bien vraisemblable qu’il ait fallu à Sartre près de six cents pages pour s’expliquer avec une œuvre ratée ? C’est donc que cette œuvre n’est pas ce qu’il en dit, qu’elle est vertigineuse et que Sartre le premier est pris dans ce vertige à son corps défendant, pris dans ce mouvement violent d’amour et de haine qu’on appelle une passion... ou un transfert. Aveugle à sa propre passion sans doute, Bataille a vu juste sur celle de Sartre et, le premier, il donne à lire le Saint Genet comme un symptôme : que ce gros livre soit la « passion » de Sartre veut dire à la fois qu’il y trouve son propre chemin de croix et qu’il n’aura jamais été aussi loin, grâce à Genet, dans son explication avec lui-même, dans l’exploration des conditions inconscientes de sa propre pensée.
Résumons donc en quelques séquences, s’il est possible, à la fois l’opération (et la topologie de cette opération) à laquelle invite la méditation de Heidegger : la détresse ou l’urgence (Not) n’est pas autre chose que le voilement de cette promesse (Versprechen) de l’être qui est la façon même qu’a l’être de se donner; le salut n’est pas autre chose que le mouvement tournant opéré de l’intérieur même de la détresse vers ce qu’elle oublie et sans quoi, pourtant, elle ne serait pas la détresse qu’elle est; ce mouvement lui-même n’est rien d’autre que la torsion ou le pivotement (Kehre) qui fait l’humain contemporain assumer le « Là » de son être (la « situation » chère au cœur des existentialistes) tel que le destin le lui envoie; ce destin à son tour n’est rien d’autre que le visage pour l’heure énigmatique que prend le Dieu d’où est venu depuis si longtemps à l’homme l’appel qui seul le fait homme. Mais quel Dieu, encore une fois ? Pourquoi parler de Dieu, du Dieu unique ou des dieux au pluriel ? S’agit-il de revenir une fois encore, comme à une borne, à la formule tardive maintes fois citée (mais, il faut bien le dire, très rarement pensée) « seul un dieu peut encore nous sauver » qui heurte si douloureusement notre confortable pensée rationaliste et laïque ?
Or c’est là le point essentiel dans le débat violent et mortel, le mot n’est pas trop fort, entre Sartre affolé par Genet et Genet enterré vivant par Sartre sous les fleurs, un combat dont il n’est pas certain d’ailleurs que Genet soit en dernière instance le vaincu. La démonstration de Sartre est forte, en effet, et ses intuitions souvent tombent juste, mais dès lors que sa singularité sexuelle affichée conduit Genet à une rébellion déclarée face à toute norme et à tout ordre social, il est clair qu’à son tour il met Sartre dans la position délicate d’avoir à s’expliquer sur sa propre relation à l’ordre et à la norme, à l’ordre social et à la norme sexuelle et morale comme il ne l’avait précisément jamais fait. S’il est vrai que Sartre est le philosophe de la liberté radicale définie comme négation de toute finitude, de toute limite factuelle, de toute valeur présupposée, s’il est vrai qu’il est le philosophe de la révolte, comment ne se reconnaît-il pas dans celui qui clame avec une telle force les droits de la révolte face à cet ordre des ordres qu’est l’ordre bourgeois défini par Sartre lui-même comme triomphe des « salauds » ? La révolte de Genet ne serait donc pas la bonne ? Faut-il entendre que Genet serait « trop libre » et que sa liberté elle non plus ne serait pas la bonne ? Répondre à ces questions, ce n’est pas se contenter de dire que Sartre aurait tort ou raison, c’est plutôt prolonger cet impossible et passionnant dialogue de sourds, c’est dire comment Sartre dit souvent vrai au-delà de ce qu’il croit dire, c’est préciser ce qu’on doit entendre par révolte et par liberté, montrer ce que l’œuvre de Genet donne à penser d’une liberté identifiée à la réclamation sans conditions d’une singularité sexuelle, érotique, revendiquée comme telle, et c’est lire, dans cette œuvre complexe, les métamorphoses successives de la rébellion, de la sainteté et de l’amour.
La parution, en 1952, du Saint Genet de Sartre aura décidément représenté un événement de grande ampleur, dont tout indique qu’il est important d’y revenir aujourd’hui afin d’en prendre l’exacte mesure et de mieux comprendre ce qui a pu se jouer là, à une date finalement assez récente, d’une longue histoire passionnelle entre la philosophie et la littérature ou le poème. Livre passionnant, révélant la violence de la guerre engagée entre philosophie et littérature, en tout cas entre une certaine philosophie et ce qui dans la littérature moderne manifeste une proximité énigmatique à la dimension de la sainteté, jusque-là principalement définie dans notre culture par le discours et le dogme de l’Eglise chrétienne. Quelque chose d’essentiel, visiblement, se joue là entre une philosophie qui ne veut rien savoir de la religion et de la théologie et cette puissance nouvelle d’une littérature prenant en charge cette dimension de la subjectivité, du sujet au destin, jusque-là commandé par le discours chrétien où s’assurait l’entrelacs complexe et savant du désir, de la jouissance et de l’amour : autant dire que le débat, toujours actuel, entre la philosophie et la littérature est aussi le débat de la philosophie avec ce qu’elle entend et ce qu’elle ne veut pas entendre de la théologie jusque dans la littérature. Nous avons vu comment cette vérité venait au jour dans l’intervention singulière de Bataille, de « saint Bataille » jouant ensemble la philosophie, l’expérience érotique, la fiction et la théologie ou la mystique, dans le moment où Heidegger de son côté déplace l’ensemble du socle philosophique à partir de Nietzsche et du poème de Hölderlin.
Il se trouve en effet qu’il s’agit finalement d’un règlement de comptes à trois pôles, entre Sartre, Genet et Bataille . En 1952, Bataille est loin d’être inexistant, et même si la gloire de Sartre est alors à son sommet, lui-même est en train de rédiger le manuscrit de L’érotisme et demeure le directeur de la puissante revue Critique. C’est d’ailleurs à ce titre qu’il se saisit de l’occasion inespérée que représente pour lui la publication du livre de Sartre pour s’expliquer à la fois avec la philosophie en la personne de Sartre, et avec une certaine définition de la littérature en la personne de Genet. Intervention polémique mais qui laisse entendre l’importance, à ses yeux, de l’enjeu : « Tout concourt à faire de ce livre un monument : son étendue d’abord et l’excessive intelligence que l’auteur y montre, la nouveauté et l’intérêt renversant du sujet, mais aussi l’agressivité qui étouffe et le mouvement précipité que le ressassement, accentue, qui parfois en rend pénible l’assurance. A la fin, le livre laisse un sentiment de désastre confus et d’universelle duperie, mais il met en lumière la situation de l’homme actuel, refusant tout, révolté, hors de lui . » Curieux texte, aussi passionnel finalement à l’égard de Sartre qu’à l’égard de Genet : chaque mot porte dans une explication entre deux pensées majeures qui ne fut jamais aussi directe, qui l’est même plus que dans le moment où Sartre dénonçait L’expérience intérieure et où Bataille répliquait en conviant Sartre à sa conférence sur le péché, tout en sachant parfaitement, non seulement que Sartre n’aurait avec lui aucun point d’accord, mais tout simplement ne le comprendrait pas.
Ce qui littéralement l’affole, en effet, dans l’œuvre de Genet comme hier dans celle de Bataille, c’est très exactement ce point de nouage, dérobé à toute philosophie de la conscience, entre la vérité sexuelle et la vérité théologique. Sartre bien sûr n’est pas sans le savoir, comme déjà l’étrangeté de son titre le démontre : ce titre renvoie à la fois à l’inscription au cœur du texte de Genet du mot « sainteté » (« saint » Genet) et à la figure tragique du comédien Genest dans la pièce homonyme de Rotrou, tragédie qui s’achève, rappelons-le tout de même pour prendre toute la mesure de l’ambivalence des sentiments de Sartre à l’égard de Genet, par le supplice du comédien sur l’ordre de l’empereur. Donc Genet acteur comme son quasi-homonyme Genest, Genet vrai faux chrétien (nous avons vu que cette question obsède littéralement Sartre face à Bataille dans « Un nouveau mystique »), Genet jouant à la sainteté (mais qu’est-ce donc qu’un vrai saint ?), à la fois personnage dans le texte et signature au cœur d’un théâtre labyrinthique et baroque. À la condition d’ajouter encore cette dimension que le titre n’indique pas : c’est ouvertement et d’emblée que Genet, tout comme Jouhandeau, place son œuvre sous le signe de la singularité sexuelle, de l’homosexualité.
Cette fois, ripostant à Sartre parlant de Genet, Bataille entend faire d’une pierre deux coups en intervenant au nom de sa propre conception de la pensée et de la littérature que condense le mot « souveraineté ». Sartre a en un sens raison de parler de l’échec de Genet mais, parce que sa philosophie est fermée à une telle notion, il ne voit pas que cet échec tient à ce que l’œuvre de Genet ne saurait incarner la souveraineté en tant que « communication majeure » et dépense sans compter. Sartre a raison, mais Sartre a tort en ne pensant pas l’échec de Genet jusqu’au bout, d’où le diagnostic particulièrement sévère : « mouvement précipité », « ressassement », « désastre confus », enfin « universelle duperie » dont on ne sait s’il faut l’attribuer à Sartre, à Genet déteignant sur Sartre ou plus généralement à cet homme « révolté » et « refusant tout » qui serait le signe de l’époque (« l’impasse d’une transgression illimitée »). Il est à regretter, en somme, que cette démonstration, qui souvent touche juste, soit aussi longue et embarrassée (« jamais il n’ânonna sa pensée plus longuement ») et surtout aussi haineuse (« agressivité qui étouffe »).
A cet égard, le livre de Sartre sur Genet est un révélateur passionnant, un énorme symptôme qui en dit long sur le refoulé de la raison philosophique moderne, un discours, en somme, qui parle sans savoir et qui dit vrai tout le temps surtout là où il ne le sait pas, dans la violence de ses attaques, dans ses ratés, dans la complexité de ses ruses. Un symptôme au reste surdéterminé si nous restituons l’espace d’ensemble à l’intérieur duquel il prend place.