Bettina Lockhart

Henrik... mort... Quelque chose en elle se refusait encore à y croire. Il allait pourtant bien falloir qu’elle se rende à l’évidence. Ce qui la terrifiait surtout, c’est qu’elle n’éprouvait pas réellement de chagrin, juste une sorte de stupeur ou d’effarement dont elle ne savait trop que penser. Pas une larme ou presque... Avait-elle un cœur de pierre ? Ou bien Henrik l’avait-il déjà quittée depuis longtemps, d’une certaine manière ?

Elle était, songea Selma, comme le soleil, la lune ou les étoiles des vieilles légendes poétiques norvégiennes, qui ne « connaissaient pas leur demeure, ignoraient leur royaume, n’avaient pas trouvé leur palais »; en outre, l’atelier et sa vue magnifique sur le fjord d’Oslo lui avaient plus d’une fois servi de point de chute, au sens propre, entre deux expéditions au Canada ou en Alaska.

Pourtant, dormir à côté de Selma, là, dans le même lit, c’était si... imprévu ; si intimidant. C’était surtout revivre. Oui, revivre, le mot s’imposait à son esprit telle la clé d’une énigme dont, sans même s’en rendre compte, il avait désespéré de percer le mystère. À quand remontait leur dernière nuit ensemble ? Passé et présent tendaient à se confondre maintenant, et une seule chose lui apparaissait clairement : il avait été en errance toutes ces années. Selma était la femme qu’il n’aurait jamais dû quitter. L’avenir l’avait englouti pour lui voler son présent et le laisser sans passé. Oui, il avait mis sa vie intime entre parenthèses, il s’en rendait compte maintenant.

Elle était si jeune et romantique. Ils étaient si amoureux. « Ils » ? Henrik avait-il jamais été capable d’amour ? C’est la question que lui avait posée Grete Stavanger, la psychothérapeute et conseillère conjugale qu’ils voyaient chaque mercredi depuis deux ans, mais dont Henrik négligeait régulièrement les rendez-vous depuis six mois. « Diriez-vous que le sentiment d’amour vous est familier?» lui avait-elle demandé à la fin d’une séance, ne recueillant pour toute réponse qu’un silence embarrassé qui avait été à lui seul un aveu.

C’était plutôt drôle de penser qu’ils pouvaient avoir choisi de convoler dans le nord de l’Arctique. L’espace d’une seconde, il se représenta de folles étreintes amoureuses en combinaisons polaires, cagoules et moufles en peau de renne. Puis, plongeant son regard dans les yeux rieurs de Selma, il songea avec émotion qu’elle était la seule femme auprès de laquelle, au fond, il eût jamais envisagé pouvoir passer le reste de ses jours.

Selma et Niels... Qu’est-ce qui les avait séparés? La jeunesse, l’inexpérience, des ambitions divergentes ? Un mélange de tout cela, probablement. Et puis, sans doute s’étaient-ils trouvés trop tôt... Niels, le sportif accompli, qui excellait dans toutes les disciplines – ski de fond, course à pied, course d’orientation... – celui qu’en fac toutes les filles lui enviaient ; Selma, passionnée d’art et de littérature...

Elle s’était toujours sentie rassurée en sa présence. Comme autrefois à la fac, il la prenait sous son aile ; il veillait sur elle, et c’était un sentiment tellement agréable. Cette fois, il avait fait bien davantage ; cette fois, il s’était compromis pour elle. Il avait trahi son clan, mis en péril sa carrière et sa réputation sans même douter de son innocence. Henrik avait-il jamais risqué quelque chose pour elle ?

À vingt-trois ans, elle s’était entichée de lui comme une collégienne d’un professeur. Il l’avait impressionnée avec ses cheveux légèrement grisonnants, son visage glabre aux traits délicats, son profil d’aigle et sa voix grave. Et aussi son regard, bleu comme la cime d’un glacier, et ses manières raffinées. Il n’était jusqu’au fermoir de son étui à cigarettes qui ne semblait cliqueter avec élégance entre ses mains.

Un regard dans lequel elle crut lire un sentiment qui refusait de dire son nom. Ils s’étaient tellement aimés ! pensa-t-elle en refrénant l’envie folle d’articuler à sa place les mots qu’il n’osait pas formuler.
Il avait choisi de la suivre, de mettre sa carrière en péril pour prouver son innocence, et cela au mépris de tous les dangers. Existait-il une plus belle preuve d’amour ?

Selma, multipliant dans le secret de la nuit étreintes et caresses, les muscles de ses cuisses courbaturés à force de tension, déclinait mentalement sa propre équation fantasmagorique : elle était tour à tour la digitale brûlée par le gel de l’hiver arctique, la falaise de glace découpée sur le crépuscule bleuté, ou encore les traces d’un ours blanc dans la poudreuse fraîchement tombée.