Britta Röstlund

La ville est schizophrène. Pour la découvrir, mieux vaut encore s’asseoir sur un de ses bancs. Rien de tel pour y observer ces millions d’êtres humains à la recherche d’une place dans l’existence.
Et s’il y a quelqu’un qui découvre chaque jour un peu plus Paris, c’est bien Mancebo, assis sur un tabouret solidement planté devant son épicerie, au 73, boulevard des Batignolles.
Les patrons de ces fameuses épiceries parisiennes, souvent originaires des anciennes colonies d’Afrique du Nord, pratiquent des prix plus élevés qu’ailleurs, des heures d’ouverture plus généreuses et vendent des fruits plus frais. À la caisse, on retrouve généralement les membres d’une même famille à différents moments de la journée. Pour un étranger, y acheter de quoi manger sur le pouce, dans la rue, ou une bouteille de vin à déboucher dans sa chambre d’hôtel, c’est exotique. Les Parisiens, eux, s’y sentent en confiance. Les « Arabes du coin » constituent un îlot d’intimité dans l’anonymat de la métropole.

Le plus souvent, dans un contrat de travail, on vous demande d’inscrire votre nom en toutes lettres quelque part, mais pas dans celui-ci. L’homme prit le document et je glissai quelques commentaires sur la vue afin de détourner son attention de ma signature volontairement illisible. J’avais trop envie de poursuivre l’aventure.

— Quel crime ?
— Avoir soigné les bourreaux, des gens qui ont ôté la vie à des millions de personnes ! Que peut-on faire de pire ? Et je suis le seul à oser la juger ! J’ai interdit à mes frères et sœurs de lui rendre hommage. Vous comprenez, maintenant, ce que vous avez fait ?

Si les bouquets de fleurs avaient pour seul but de me distinguer de la masse, alors autant prendre le taureau par les cornes et provoquer une rencontre avec celui qui était censé m’identifier. Je m’assis sur un banc devant la tour, les fleurs bien en vue sur mes genoux. Le bouquet du jour était un des plus beaux que j’avais reçus – des fleurs des champs –, pourtant, il me faisait horreur. Je luttais pour refouler mes larmes. Se sentir seule et humiliée, et persévérer malgré tout, cela demande un certain courage. Je n’étais pas certaine de l’avoir.

Même un vieux fou chétif peut attraper un objet contondant et s’en servir comme arme.
J’avais l’impression de me trouver face à un animal sauvage : calme – mais on ne sait jamais. Je reculai. Ses mains pendaient étrangement le long de son corps, il ressemblait à un pantin agonisant, en proie à ses dernières convulsions. Je trouvai le courage de faire volte-face, tant en jetant des coups d’œil derrière moi. Il tremblait à présent de tout son corps. Peu m’importait. Il n’avait qu’à convulser jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Fatima ne porte pas le voile qui, dit-elle, la gênerait dans ses tâches quotidiennes. Lorsqu’à son goût Adèle ne participe pas assez aux travaux domestiques, caustique, Fatima fait remarquer que le voile est réservé à celles qui écoutent la radio du matin au soir – l’occupation de prédilection d’Adèle qui, à cause de prétendus problèmes de dos, ne peut accomplir aucune tâche lourde. Toujours d’après Fatima, le mal de dos découragerait également la « position fertile ». Tariq et Adèle n’ont pas d’enfants.

Aucune rue n’est jamais complètement vide à Paris. Une ville bien vivante mais aussi peuplée d’âmes mortes, songe Mancebo. D’écorchés vifs entraînés dans le tourbillon urbain, venus dans le vague espoir de profiter de l’animation en apparence bouillonnante de Paris, cette métropole complexe qui se refuse à reconnaître ses manques, qui vit comme si l’histoire n’avait pas eu lieu, comme si le passé n’était qu’invention, le refoulant impitoyablement. Ici, seul compte le lendemain.

Il est temps d’assumer ses responsabilités. Mancebo ressent une vive douleur aux côtes. Il ouvre la portière et, attrapant le chapelet accroché au rétroviseur, le cache derrière son dos. Mieux vaut éviter d’être pris pour un terroriste, après tous les attentats commis au nom d’Allah ces derniers temps. Ses doigts moites l’égrènent. C’est ce que faisait son père en situation de crise.

Fatima ne porte pas le voile qui, dit-elle, la gênerait dans ses tâches quotidiennes. Lorsqu’à son goût Adèle ne participe pas assez aux travaux domestiques, caustique, Fatima fait remarquer que le voile est réservé à celles qui écoutent la radio du matin au soir – l’occupation de prédilection d’Adèle qui, à cause de prétendus problèmes de dos, ne peut accomplir aucune tâche lourde.

Il n’était pas aveugle. Il ne se trompait pas de personne. C’était un fou, un de ces fous comme on en trouve dans les grandes villes. Il n’y avait qu’une chose à faire : partir. Inutile de discuter avec ce genre de personnage. D’ailleurs, si on ne les comprend pas, c’est plutôt bon signe. Cela veut dire qu’on n’a pas encore sombré soi-même dans la démence.