une piscine n'était au fond que la métaphore exacte d'une portée musicale avec son tempo rapide, ses pulsations montantes et ses nombreux soupirs. Car c'est bien de musique qu'il s'agissait pour lui, chaque nage avait sa sonorité propre, chaque allure son grain de décibel et chaque nageur sa signature acoustique dont il était capable de percevoir la moindre variation sans jamais se tromper.
J’ai bien changé. En deux ans d’entraînement, j’ai pris tellement de muscles que même le miroir de la salle de bains ne me reconnaît plus.
Papa, lui, ne change pas, fidèle à ses éternels retours aux sources. Ce soir, comme toujours, il m’entraîne dans une nage à contre-courant jusqu’à la rame de tête des trois pères fondateurs : Nakache, Jany et Boiteux, pour toujours sa trinité aquatique, pour toujours ses trois champions de la plus belle eau devant lesquels il s’arrête les mains jointes, hercules d’une autre époque mais qui continuent d’exercer implacablement leur droit d’aînesse sur tous les autres à venir.
Je me souviens encore de ma haine du chronomètre, de ce rond à quatre aiguilles devenu une croix gammée qui tournait sans cesse, en m’imposant sa cadence militaire, son régime infernal, sa révolution scolaire. Car malgré tous mes progrès, l’aiguille dépassait encore, je n’étais pas au poids, j’avais deux secondes à perdre pour réaliser le temps de sélection junior, des temps d’anorexique. Ces deux secondes semblaient un gouffre infranchissable.
Et papa est heureux de faire revivre tous ses héros, si heureux dans ces moments que je n’ai pas le cœur de l’interrompre. On dirait un enfant dans son bain qui agite devant lui ses petites figurines en les faisant nager avec des bruits de bouche. Un enfant théâtral capable de sublimer les avaries de sa mémoire par de l’épique, fidèle serviteur de la geste liquide et fier estafier de ces chevaliers de l’eau.
J'ai observé tout cela tranquillement en devinant que l'explication comme toujours est ailleurs. La faute peut-être à la compétition elle-même, la compétition qui te met le doigt dans l'engrenage, et celui-ci bientôt, vorace, te bouffe la main, le bras et surtout la tête si bien qu'à la fin tu ne penses plus qu'à ça.
La faute peut-être encore à un horizon découpé au cutter dès la naissance, soumis au STO de la kommandantur paternelle, peut-être oui...Beaucoup de peut-être.
Peut-être que Jayson rêvait d'autre chose, d'une vie sans Dieu ni mètres à parcourir.
Peut-être qu'à force de se dépasser, on finit par se perdre de vue.
Peut-être qu'une fois arrivé au sommet de la montagne, on se rend enfin compte qu'il n'y a plus beaucoup d'air pour respirer là-haut.
La première chose à remonter des profondeurs fut la mort de maman. Quand elle est décédée, je t’ai un peu haï, papa. La douleur est égoïste, tu le sais bien. Tu avais perdu ta femme en oubliant que moi, j’avais perdu maman, nous n’étions pas à larmes égales.
Souffrir d'abord, les abysses avant les sommets car dans l'eau plus qu'ailleurs, le paradis a toujours eu un arrière goût d'agonie.
Non, tout n'est pas si limpide en natation...
Je me souviens que ces gens bien intentionnés nous ont dit les mots qu’on prononce dans ces cas-là, que la douleur passe avec le temps mais hélas, il aurait fallu leur expliquer que le temps ne passait plus dans cette maison.
Impossible de filer droit dans cette nage à l’envers où l’on avance à reculons. Et puis un poisson sur le dos, c’est un poisson mort, c’est bien connu.
La nage, activité horizontale par excellence, pour se remettre à la verticale et trouver un semblant d’assise.