L'année dernière, nous avions eu le plaisir de vous faire découvrir le procédé qui avait accompagné l'écriture de "Souviens-toi de Sarah" de Page Comann, désormais disponible au format poche aux éditions M+ Éditions
Aujourd'hui, nous avons la joie de vous proposer de retrouver Gérard COQUET et IAN Manook Officiel alias Page COMANN qui vous présentent la création de leur nouveau roman écrit à quatre mains : "Outaouais"
Des côtes déchiquetées d'Irlande jusqu'aux immensités enneigées du Québec, le vent de l'Outaouais souffle ses tempêtes et ses blizzards. Les hommes se révèlent plus violents encore que la nature la plus sauvage. Larguez les amarres et chaussez les raquettes. L'Outaouais vous attend. L'amour et la mort aussi. Une écriture d'une irrésistible puissance romanesque
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Depuis la dune, des entassements d'ordures, des sacs plastique devenus tortues de mer, emportés vers le large par le ressac. Et toujours ce fichu vent glacial qui brasse l'odeur des poubelles. La nuit tombante ne parvient pas à gommer la désolation du paysage. Au loin, un camion déverse sa benne d'immondices sur le sable. Éclairée par les faisceaux des lampes torches, une marmaille affamée grouille au milieu des déchets et fouille la misère.
C'est la notion du partage, version Enver Hoxha.
Deux coups de feu claquent. Quelques secondes plus tard, une troisième détonation en prolonge l'écho.
Dans le couloir, le va et vient des policiers et des membres du Parti dessine des ombres distordues contre la cloison en verre martelé. Ici, dans les locaux de la Sureté de l'État, hormis quelques banalités sur le temps qu'il fait et celui qui passe, personne ne parle. Depuis 1943, rester courtois et fade est le meilleur moyen de gravir les échelons. Se taire, c'est avancer dans la hiérarchie sans finir dans les geôles de Linza, la forteresse de la Sigurimi (Direction de la sûreté de l'état).
Une rafale la gifle d'un peu de pluie et Ciara ferme les yeux. Quand elle les rouvre, l'eau, par ses reflets sur les pavés double le volume des maisons autour de la place. Pour elle, parce qu'elle est irlandaise, la pluie est un état d'âme. De l'impressionnisme, à l'état pur. Turner devenu fou. Dans les tableaux du peintre, la pluie est au service du mouvement, l'accélère, exagère le vide. Monet et Picasso sont nés de la pluie de Turner. Lorsque l'eau s'insinue dans l'échancrure de son pull, Ciara sent son corps retrécir pour l'inviter à se faufiler entre les gouttes. Sur le trottoir d'en face, l'averse gomme les vitrines des pubs. Les réverbères se tordent dans ses reflets. Alors , elle s'imagine dans un décor de polar, avec la pluie comme seul indice pour souligner le drame.
_ Encore occupés à m'estourbir des truites ? grogne le gars en guise de bonjour.
_ Salut James, marmonne Mannan sans quitter ses mouches des yeux. Ces poissons t'appartiennent ? Depuis quand ?
_ Depuis toujours et ça remonte à plusieurs vies, à une époque où les étrangers servaient d'appâts... C'était le bon temps !
_ Ton hospitalité réchauffe le cœur !
_ On referme demande ? demande James.
_ On y va.
Zack tire une autre pelle de la charette et se crache dans les mains. Il sait que le bruit de la terre sur le cercueil de sa fille lui résonnera dans les oreilles jusqu'à la fin de ses jours.
_ Ouù veux-tu en venir, Zack ?
_ Je veux t'expliquer que je me suis battu avec, et contre, une structure que j'ai créée. J'ai participé à la gestion du système en espérant le voir évoluer vers la négociation, pas vers la violence. J'ai échoué. Après le cessez-le-feu de 1997, j'espérais pourtant que les choses rentreraient dans l'ordre...
_ L'ordre ? Quel ordre ?Vous n'avez su gérer les conflits qu'à coup de flingues ! Vos actions ? Vos exploits ? Des réponses merdiques à des provocations merdiques !
_ C'est pas faux.
_ Tu as raison, McCoy... L'histoire se répète et ta fille est morte, elle aussi, pour ces raisons merdiques.
Doyle, plus blanc qu'un bidet, attend au volant, garé devant Bouge, ordonne-t-elle.
L'escogriffe met son clignotant, regarde à droite puis à gauche et démarre à la vitesse d'une limace, pendant qu'elle actionne le gyrophare et la sirène.
_ Putain, Doyle ! Grouille-toi ! T'as quoi comme infos ?
_ Un tracteur a réussi à extirper la bagnole de Casey du marécage. C'est une ancienne tourbière et le gros a eu un sacré coup de bol. Il a atterri dix mètres après la zone de drainage.
_ Il n'a rien ?
_ De la boue jusqu'aux oreilles, mais rien de cassé.
_ Et les deux corps retrouvés vers Lissoughter ,
_ T'as lu les dossiers ? C'est quoi les... Badagoù Stourn ?
_ Non seulement je les ai lus, mais en plus j'ai fouillé. On dit Bagadoù pas badagoù et ce n'est pas Stourn, mais Stourm. Bagadoù Stourm, c'est du Breton, ça signifie troupes de combat. C'était une sorte de milice créée pendant la Seconde Guerre mondiale. Au début, ils s'appelaient les Strolladou Stourm, pour que les initiales soient les mêmes que celles des SS. À l'époque, les Allemands se servaient d'eux pour la mise en place d'un projet désigné sous le nom d'Opération Arthur. l'idée était d'apporter une assistance à l'IRA, en vue d'une éventuelle invasion de la Grande-Bretagne ; les Stourms servaient d'intermédiaires.
- Tu es en train de me dire que l'IRA couchait avec les boches ?
_ Pas toutes ses composantes, mais certaines, oui. Disons qu'avec les Stourms, ils étaient trois dans le même lit et ça n'a servi à rien : l'opération Arthur a foiré après la déculottée allemande à Stalingrad. L'invasion de l'Angleterre, via l'Irlande, n'était plus à l'ordre du jour.
_ J'imagine !
Des couleurs à rendre bègue un mouton. Cosy, mais avec des rayures dans tous les sens et une tapisserie surchargée de motifs de chasse et de cerfs qui agonisent sous les crocs d'une meute de beagles aux yeux exorbités. Accablée par tant de mauvais goût, Ciara se laisse tomber dans un fauteuil à l'assise monastique, hypnotisée par une reproduction ratée d'un tableau de Lawrence Alma-Tedema : les Roses d'Héliogabale. Sur la croûte, un groupe de femmes se vautrent dans un édredon de pétales devant les trognes paillardes d'une bande d'obsédés. L'auteur de ce chef-d'œuvre devait carburer au whisky pour accoucher d'une telle horreur.
_ Vous aimez ?
Dieu refusait mes prières, il ne me restait plus qu'une solution : présenter mes suppliques au Diable. Allez savoir pourquoi, le Malin les accepta...