Si seulement l'oubli pouvait laver, le silence effacer, comme la marée balaye le château de sable.
Elles grandissent, sa souffrance et elle. Ensemble. Le fardeau ne se cale nulle part. Alors elle avance comme elle peut, dans la honte et la solitude. En silence.
Personne n’a rien vu. Mais elle, à cet instant précis, elle le voit. Une brûlure épouvantable traverse la main de Chloé, remonte son bras, parcourt son corps de glace et attaque son esprit. Tout son intérieur de petite fille se consume, montagne de cendre.
- Vous comprenez, vous, qu'il n'ait jamais été entendu? Jamais convoqué? Jamais inquiété ?
La juriste ne peut dissimuler son trouble.
-C'est vrai que ça peut paraitre étonnant..
- Pour lui, c'est "sans suite" . Pour moi, c'est "à jamais" .
Ils sont là, tout près, tandis qu'elle est à l'autre bout du monde. seule, dans un désert gelé. Seule avec un loup.
Chloé est figée dans ce lit. Clouée. Ça empeste. Personne n'a remarqué que Jean-Loup était dangereux parce qu'il s'est déguisé derrière une mèche bien peignée, de beaux yeux bleus et un grand sourire. Personne n'a rien vu. Mais elle, à cet instant précis, elle le voit.
Ils sentent bien que la plainte les dépasse. Mieux vaut garder ça dans le cercle de la famille. Un bon couvercle et beaucoup d'amour. Alors chacun épaule Chloé du mieux qu'il peut. Ils mettent en oeuvre tous les contreforts possibles pour permettre à l'édifice de tenir malgré ce sol instable. Pourtant, ils savent qu'on ne construit pas sur une ou deux pierres posées au fil des ans.
Un ami est un ami. Jean-Loup avait été de toutes les fêtes, de tous les deuils aussi, c'est un vrai ami. Comme un fils pour leur mère. Et on leur balance sans crier gare qu'il est un traître ! Il ne peut y avoir de Judas dans la famille. Alors "cette histoire", on n'en parle pas. Et comme ça, elle n'existe pas.
La procession remonte jusqu’à la maison de granit, à l’abri du vent. Mais ce n’est pas du vent que Chloé voudrait se protéger. La nuit va arriver et avec elle un danger. Il y a un loup dans la maison et personne ne s’en est aperçu.
Il adore la petite fille adorable. Comment faire pour lui échapper, comment sortir de cette chambre? Chloé est sa prisonnière. Elle entend ses frères et soeurs dans le jardin, juste en dessous., elle pourrait les appeler mais aucun son de ne sort de sa bouche. Sa maman chantonne une comptine aux petits en finissant de remplir les sacs de plage. Son frère aîné râle parce que c'est tout le temps à lui qu'on demande de ranger les jeux du jardin. Ils sont là, tout près, tandis qu'elle est à l'autre bout du monde. Seule, dans un désert gelé. Seule avec un loup.
Chloé est figée dans ce lit Clouée. Ça empeste.
"Caresser". Le joli verbe passe de bouche à oreille. C'est toujours ce verbe-là qu'on se murmure. L'autre, le vrai, le laid, il est impossible à prononcer. Ils essayent, les uns et les autres. "Allez, je vais le dire." Ils commencent leur récit, avancent, s'approchent du moment fatal et, au dernier instant, ça s'arrête. Et c'est "caresser" qui sort. L'autre, ils n'y arrivent pas. Impossible. Ça serait cracher un crapaud, comme la princesse maudite de Perrault. Comment associer ce mot à l'adorable petite Chloé de huit ans ? Il reste coincé dans les gorges qui savent.