Le pont qui enjambait le périphérique, au bout de la rue Lucien Lambeau, entre la porte de Bagnolet et la porte de Montreuil, avait dû servir à de nombreux échanges peu recommandables, et ce jour-là, on allait y parler de littérature et de politique.
En arrivant, légèrement en retard comme à son habitude, Pascal trouva Geoffrey qui se consolait d’absorber un taux record de gaz polluants en savourant la position dominante qu’il avait sur des millions de Franciliens qui tentaient tant bien que mal de rentrer chez eux.
Il avait vu Giulia quelques jours auparavant, à son retour de Manille, brièvement car elle restait très occupée. Elle avait donné une grande soirée la veille et voulait vite se remettre au travail sur son roman. Il paraissait étrangement nerveux, mais ne semblait pourtant rien vouloir annoncer de particulier à son patron. Geoffrey le connaissait depuis assez longtemps pour savoir qu’il avait besoin d’être un peu bousculé.
« Bon, ce n’est pas uniquement pour me raconter les frasques mondaines de Giulia et pour me dire que tu lui as ramené des mangues séchées de Bohol que tu as demandé ce rendez-vous ?
— Non, il y a un autre problème, répondit Pascal en baissant le regard. Giulia m’a dit que depuis quelques jours, elle avait l’impression d’être sous surveillance, d’être suivie.
Il avait déjà constaté à quel point les Français ne pouvaient pas s’empêcher de se regrouper quand ils vivaient à l’étranger
il était convaincu que, passé un certain âge, personne ne croyait plus aux coïncidences
Une dizaine de jours après que l’enquête fut lancée, la DCRI disposait dans ses archives d’un dossier d’une dizaine de pages sur Liza Oberauffer. On pouvait y trouver son état civil, quelques articles de presse où son nom apparaissait, et la liste des magasins et restaurants dans lesquels elle avait l’habitude de se rendre. Ce dossier n’avait pas un grand intérêt en soi, mais il pourrait être rouvert au cas où sa liaison avec le chef de l’État prenait une tournure plus officielle. La DCRI ne souhaitait pas s’impliquer trop ouvertement dans la vie privée du président, mais elle ne voulait pas non plus qu’on puisse lui reprocher d’avoir pris une menace d’ingérence extérieure à la légère.
Comme un tel crime se payait souvent en années de retard sur son avancement pour tous les fonctionnaires indélicats, il était devenu urgent de ne rien changer ; et rien ne changea.