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Citation de mimo26


JE SUIS persuadé que la proximité de deux ou trois êtres exceptionnels dans une vie suffit à l’illuminer pour toujours. Sans doute parce que j’ai eu cette chance au cours des heures les plus graves mais les plus intenses de mon existence, dont la tragique beauté me poursuit et me hante. Elles ne cessent de me réveiller la nuit, m’emportent irrémédiablement vers la gloire de ma jeunesse et les deux êtres magnifiques que je côtoyais alors, pendant ces merveilleux étés qui ne reviendront plus.

Elle s’appelait Séverine, et lui Charles. Je les ai aimés comme on aime à vingt ans, avec le cœur et l’âme de ceux qui n’ont encore renoncé à rien : ni à leurs rêves, ni à leurs exigences, ni à leur innocence. Nous vivions dans ce coin de Dordogne où la douceur des jours témoigne d’une vie établie là depuis longtemps, à proximité des forêts et des rivières où nous allions nous perdre ou nous baigner dans l’insouciance d’une adolescence qui nous faisait refuser tout ce qui, au cours de nos lumineuses vacances, était étranger à notre bonheur. Heures lentes et délicieusement chaudes, protégées par un ciel sans nuages et un silence que pacifiait le bourdonnement des mouches engluées dans un air au parfum de fleurs d’acacia. Il suffisait de respirer cet air-là pour se sentir au cœur du monde, du moins de ce monde-là, qui, nous n’en doutions pas, avait été créé pour nous.

Des villages aux pierres ocre dormaient autour de leur église, dans une paix que nul ne croyait menacée. Leurs habitants menaient la vie à laquelle ils étaient habitués depuis des siècles : une existence étroite, économe, avec le seul souci de manger à leur faim et d’élever des enfants qui mèneraient cette même vie routinière et cependant heureuse dans sa simplicité en harmonie avec les champs et les saisons.
Parfois, pourtant, au détour d’une pensée ou d’un chemin familier, nous devinions confusément que le temps pressait, mais rien n’aurait pu nous distraire de notre liberté et de nos escapades le long des petites routes qui semblaient ne mener nulle part ; Séverine devant, sur sa bicyclette verte, Charles et moi derrière, pour mieux admirer ses cheveux bruns qui flottaient dans le vent, ses jambes nues sous sa robe légère, ses bras déliés que les manches courtes d’un corsage bouffant libéraient avec grâce dans la douceur magique de ce temps où nous étions si heureux.

Qui nous dira où s’en vont ceux que nous avons aimés plus que nous-mêmes ? Sans doute pas ce sage tibétain qui prétendait que la vie est semblable à un oiseau sauvage qui se pose sur la neige pour quelques heures de repos, y laisse les traces de ses pattes, puis s’envole on ne sait où. Deux vies qui m’étaient chères, celle de Charles et celle de Séverine, ont disparu ainsi, laissant des traces sur une neige qui, depuis ces jours bénis de ma jeunesse, s’est posée sur mon cœur.

Si je ferme les yeux, je revois Séverine balançant la tête en suivant le rythme de sa chanson préférée qu’elle fredonnait sans cesse, et j’entends ce refrain qui n’a jamais déserté ma mémoire, quelques mots seulement, mais riches encore de cette voix qui, hier aussi bien qu’aujourd’hui, résonnait en moi comme une promesse :

« Et ta main dans ma main

Qui joue avec mes doigts

J’ai mes yeux dans tes yeux

Et partout l’on ne voit

Que le ciel merveilleux… »

Charles, lui, rejetait machinalement de côté deux mèches rebelles, brunes elles aussi, qui coulaient d’une raie centrale et dissimulaient par moments des yeux si vifs qu’on les savait capables de comprendre même ce que l’on n’exprimait pas, tandis que son visage fin, à la peau mate, prolongeait un corps mince mais musculeux. Il riait constamment, pédalait sans donner l’impression de se fatiguer, et je me demandais déjà, à ses côtés, comment il avait conquis le pouvoir de dégager cette sensation de fragilité et de force, cette finesse et cette intelligence que je n’ai retrouvées chez aucun homme. C’était mon ami, le compagnon de mon adolescence, mon confident, ce frère que je n’avais jamais eu et que j’avais tellement espéré pendant mes premières années. Il comblait sans le savoir une solitude qui depuis toujours m’avait paru un peu lourde auprès de mes parents absorbés dans leur travail quotidien, âpre, besogneux, et cependant tellement précieux pour notre famille.
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