Fragonard... le nom éveillait dans notre esprit scènes galantes et rondeurs féminines, chairs veloutées nichées dans des étoffes brillantes, plutôt que ces corps desséchés et parcheminés. C'est qu'en effet, Honoré Fragonard, notre anatomiste, est le cousin de Jean-Honoré Fragonard, le peintre, qui nous a rendu le nom familier. Ils sont nés tous les deux en 1732, et leurs liens de parenté, leurs prénoms si proches, leurs destins, qui se sont croisés durant la Révolution, ont favorisé la confusion et relégué l'anatomiste à l'ombre de son célèbre parent, peintre de la palette lumineuse qui incarne à lui seul la grâce et la liberté des mœurs du XVIIIe siècle. A l'un, les joies de la création artistique, la célébrité, la tiédeur des alcôves, à l'autre, "sans cesse courbé sur les cadavres", les tâches rebutantes dans les salles de dissection glaciales. A l'un le succès et la reconnaissance de la postérité, à l'autre un destin sans éclat.
On n'ose imaginer la difficulté de se procurer tant de cadavres humains, avant la Révolution, à une époque où la dissection de l'homme, même à l’amphithéâtre, se heurtait à l'hostilité populaire et aux observances religieuses ; comme le décrit David Le Breton : chirurgiens, anatomistes, étudiants allaient jusqu'à soudoyer les fossoyeurs des cimetières pour qu'ils déterrent nuitamment des morts inhumés la veille, et les bourreaux des gibets fournissaient contre monnaie sonnante le corps des pendus. Il fallait apprendre l'anatomie "à mains armées" - selon l'expression du grand médecin Jacques René Tenon (1724-1816) -, au prix du danger et de l'opprobre, de grands désagréments et de risques sérieux pour sa santé et même sa vie.
Un autre écorché pourrait être attribué à Fragonard. Il s'agit d'un écorché d'enfant préparé et placé dans une cage de verre. Il fut longtemps proposé à la vente par un antiquaire de Rouen avant d'être vendu aux enchères en 2004. Acquis par une personne privée, il trône maintenant dans la salle du conseil d'administration d'une entreprise du Val-de-Marne.
On peut imaginer la scène formée par ce grand cavalier accompagné par ces écuyers minuscules, chevauchant dans la mort pour l'éternité aux côtés d'autres sujets étonnants comme la myologie complète d'un renne, d'un cerf de dix cors, un fœtus humain tenant un cœur à la main, des peaux humaines...