Ils ne veulent plus me voir.
Exil dans la tour de guet.
Je surveille le gué, le fleuve est lent, je surveille le gué, le fleuve est souple, je surveille le gué même si tout le monde sait que rien, jamais, ne viendra le traverser, sauf des orages muets comme celui de cette nuit, crispations d’atmosphère et claquements de lux en grand silence.
S’il m’arrive d’écrire (rarement, il est vrai) c’est moins pour lutter contre la solitude que pour repousser l’inévitable, ou pour lui trouver des explications.
Je cherche des explications parce qu’au fond je suis encore soumis à l’esprit de système, à l’esprit rationnel, à la logique des choses. Pathétique. Je cherche des explications et je scrute la plaine qui bleuit à l’est.
Dans les brises du matin, les brumes du soir.
L’an dernier, tandis que nous campions depuis trois jours près de Trois-culs-aux-cèpes, village que nous croyions abandonné, nous aperçûmes une silhouette glisser entre les murs pour nous épier.
Nous doublâmes la garde de nuit et, le lendemain, explorâmes le village de fond en comble.
Dans une baraque bourrée de livres et de papiers épars, nous dénichâmes Nivard, être chétif et apeuré, presque un fantôme.
Il était d’une nature sauvage, mais en ma qualité de scribe il consentit à me recevoir presque chaque soir dans sa cabane-bibliothèque et à me faire la conversation.
Il vivait à Trois-culs depuis quarante ans, et depuis dix ans il y était seul.
Hormis de courtes excursions pour se ravitailler en tubercules sauvages et en insectes, l’essentiel de sa nourriture, il restait chez lui pour se vautrer dans ses archives, dont il croyait qu’elles lui permettraient, s’il les analysait avec rigueur, de reconstituer l’Histoire-Jadis ainsi que la chaîne des événements jusqu’à aujourd’hui.
La veille de notre départ il me confia une liasse de cinq récits, les quatre premiers trouvés tels quels dans les archives, le dernier rédigé par lui-même. – Puisque d’autres hommes que moi survivent, dit-il, et qu’il existe à l’est une vraie ville, veuillez-y favoriser la diffusion de ces histoires, curieuses à plus d’un titre.
Ce sont ces pages que je vous transmets aujourd’hui, reliées comme livre.
Bien à vous,
Perceval,
381 après Reset, Ty-Ping
P.S. Je me suis permis, en quittant Trois-culs-aux-cèpes, d’emporter la Remington sur laquelle écrivait Nivard. Ce ne fut pas un vol. Plutôt un legs par anticipation. Nivard était déjà très malade quand nous l’avons rencontré, il est sans doute mort aujourd’hui, il n’y avait donc aucun intérêt à ce que la machine restât là-bas. Elle sera plus utile ici. Je la tiens à votre disposition. (Je reste, quant à moi, fidèle à ma vieille Underwood.)
"Pourquoi insister avec tant d'importance pour qu'on dégage la piste ? demanda la femme. Crois-tu que la possession d'un véhicule autotracté te rende prioritaire sur tout ? T'imagines-tu que le troupeau que tu trimballes là-dedans te confère une supériorité de classe ?
Et que cette hypothétique supériorité t'autorise à conduire comme le roi de la route ?"
Pages 12/13
Depuis une semaine nous travaillons comme des forcenés pour mettre à jour la pièce prometteuse. C’est au-delà de mes espérances : sans doute un véhicule, mais auquel visiblement il n’était pas nécessaire d’atteler un animal de trait, un véhicule qui se déplaçait de lui-même, une machine automobile – si je puis me permettre ce néologisme.
La plupart des Clercs, rendus à l'État d'ombres errantes, arpentaient la coursive du scriptorium en scrutant l'Arche et en gémissant des prières maniaques, ou tâchaient de traduire en poèmes hermétiques les sensations fugaces que la peur imprimante dans leur corps.