Claude IMBERT à propos des méthodes de travail de "L'Express"
Interview de
Claude IMBERT à propos des méthodes de travail de l'hebdomadaire "L'Express"
[Notre curé de Castres] ignorait que chez une nation des plus riches de la planète se lèveraient un sentiment diffus d'insatisfaction, un désarroi des esprits qu'aucun avoir, qu'aucun confort, qu'aucune protection sociale, qu'aucune accumulation de biens ne pourraient apaiser. Et qu'au contraire, le progrès, la croissance de la consommation matérielle et l'excroissance de l'Etat providence creuseraient en nous une sorte de boulimie inassouvie, une rage d'avoir et une difficulté d'être nouvelles. Un vertige aussi devant la multiplication des biens comme des systèmes hors de toute maîtrise intellectuelle, dans une sorte de prolifération implacable qui rappelle les progrès de la drogue ou les métastases cancéreuses. Une anxiété devant la société éclatée aux fêtes éteintes, aux traditions perdues, aux hiérarchies bousculées, où tout est de plus en plus permis et de moins en moins désiré ; un tournis devant cette comédie médiatique du simulacre, où s'évapore, sur ondes et écrans, le sel de la vie, où s'émiette et se dissout le grain des hommes et des choses ; un ennui devant des arts où l'on imite, adapte et glose et où l'on crée de moins en moins ; une angoisse devant cette anarchie cellulaire des groupes sociaux, devant cette saturation de sons, d'images, de mots qui étouffe le sens de tout, devant cette mutilation d'un homme réduit dans la termitière sociale au rôle ingrat et perpétuellement insatisfait d'objet économique. Le futur n'est plus ce qu'il était. Il ne nourrit plus l'espérance comme chez notre curé de Castres : il inquiète s'il ne nous désespère pas. Notre futur a de moins en moins d'avenir.
J’ignore, en vérité, comment vous philosophez puisque la science va, chez vous, un tel train qu’elle a déjà bousculé, à ce que je comprends, en trois ou quatre siècles, toutes vos théories et supputations sur l’au-delà, les mystères du monde, la composition de la matière. Mais je présume que la science n’a toujours rien à dire sur le mystère de ce qui est et pourquoi il est. Rien à dire sur la question : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »
Sans vouloir, en toutes circonstances, tirer ainsi la phrase vers le son – comme dans la poésie ou l’éloquence -, je m’inquiète de voir la pensée quitter le corps, se désincarner et prétendre à l’exercice épuré de l’esprit. C’est dans le corps, avec le corps, par le corps que nous vivons notre condition, avec lui que nous naissons et mourrons. Et je crains vaguement que la pensée, en s’isolant, ne se prenne pour divine et n’en vienne à oublier l’humaine nature. Je ne sais comment te dire mais le pur tête-à-tête avec l’idée m’effraie : il me semble que son abstraction incline à une illusion de puissance, qu’elle s’efforce à je ne sais quoi d’irréel, et qu’elle éteint du même coup l’aménité chaleureuse et prudente du commerce des vivants. Bref, qu’elle ôte à l’esprit, libéré de ses contraintes, la vertu d’équilibre et de mesure. Combien de rhéteurs tombent dans une idée comme dans un précipice ! Je me doute que tu vas bien rire de mes craintes, et de cette échappée raisonneuse sur les lèvres fermées de Paulin pendant sa lecture. Mais dis-moi plutôt ce qu’elle est, chez vous, devenue.
C’est que durant tout le temps (qui est en train de passer) où le dieu chrétien imposait sa loi, punissait le péché et inondait les cœurs de sa grâce, l’espérance, vois-tu, restait dans le giron de Dieu. Le nez en l’air, nous vivions – à commencer par les plus misérables – dans la promesse d’un au-delà propice aux méritants. Mais depuis que l’on annonce chez nous la mort de Dieu, c’est, cher Aurélien, une toute autre chanson : l’homme a pris son avenir en main et nul ne sait vraiment où il nous mène. Les paradis terrestres de nos démiurges ont sur le paradis divin le tort d’être vérifiables. Et je dois te dire que les débuts ne sont pas mirifiques. Les promesses de l’homme nouveau se sont dans notre Europe – et à deux reprises en ce siècle ! – achevées par des massacres effroyables. Pendant que l’humanité se rêvait un destin sublime l’homme se dégradait à grande allure… Nous en sommes là. Un peu mortifiés…
Ce culte du lien social, ce passion du "service" à Dieu comme à César - ce service "que tu mets au-dessus même du bonheur", tout cela est chez nous en ruine. Au bénéfice de quoi ? Au bénéfice, ma foi, de libertés profitables au service de soi. Au bénéfice, en somme, du souci de soi... Je te concède qu'il ne nous a pas épanouis autant que nous l'avions espéré. Et tu as raison: la grande maladie intime de notre temps est bien celle du moi.
Et, vois-tu, dans ma folle jeunesse, il m’arriva parfois de mettre en doute la suprématie romaine : je me plus à penser que d’autres civilisations méritaient tout autant nos égards. Et, de fait, j’ai pu admirer ici, en Gaule, la bravoure des soldats ou l’excellence des arts des métaux. En Orient, la voluptueuse séduction de ses fastes. Mais, je me suis peu à peu convaincu que notre civilisation – pensée grecque et ordre romain – est la plus belle, la plus digne de porter au loin une idée de l’homme qui ne le fasse point rougir sous le regard des dieux. Bien que Rome ne soit plus à son meilleur je vis encore selon mon droit à Trèves comme à Antioche, à York comme à Bordeaux, à Saragosse comme à Constantinople. J’habite sereinement ce monde parce que je le crois fait à la mesure humaine. Et que rien d’humain ne nous est étranger. Nous n’habitons pas l’infini.
Peut-être le sentiment de décadence est-il, après tout, naturel à toute collectivité humaine, de même qu’il s’enracine chez chaque individu avec l’âge et la perte de quelques illusions. Il suffit en somme que défaille le désir qui entretien l’espérance ici-bas ou la religion qui l’entretient en haut.
Te rends-tu compte, cher Antoine, de cette étrangeté ? Tu me peints tes contemporains comme autant de guerriers de l’espace, de découvreurs intrépides des secrets de la matière et de la vie, d’ardents marathoniens de l’avenir. Or, je compulse ici une liasse de tes lettres en forme de journaux intimes, et je ne découvre chez tes concitoyens de la nation franque que des guerriers blessés, des athlètes au cœur de lièvre éperdus de sécurité. Une chorale d’esclaves ! Est-ce donc là votre homme nouveau, fier de ses libertés ? Où donc sont ces cœurs de bronze trempés par la science et la sagesse démocratique ? Je ne devine à te lire qu’une foule grouillante de bouches voraces, aux désirs insatiables, mécontents de leur sort, envieux du voisin et geignards. Le bonheur est-il chez vous une idée morte ?
Je regrette seulement qu’à ce jeu nous ne soyons pas égaux : tu sais mon avenir, et je ne sais pas le tien. Pis encore, tu sais beaucoup de mon passé : tes archéologues, me dis-tu, t’en apprennent plus sur mes ancêtres que je n’en sais moi-même par la légende, ou les récits des vieillards. Tu mets en doute les historiens les moins discrédités, les Tite-Live, Tacite et autres Suétone. Tu ergotes et recoupes. Il n’est pas une tesselle de céramique qui n’excite ta manie critique. Mais, cher ami, que crois-tu donc savoir ? Privée des espérances, illusions et autres échauffements de l’existence, privée de ses rumeurs et couleurs, de ses rires et des ses larmes, du souffle et du sang de la vie, la vérité qui sort de ton puits grelotte. Elle est cadavérique. Franchement, elle me répugne un peu.
Tu as vécu l’aube indécise du Galiléen, j’observe, moi, son crépuscule. La nuit de Dieu envahit ma nation comme une houle immense. Non que le Christ s’efface devant le scepticisme des savants ou le persiflage des esprits forts, non, il s’étiole, privé d’air, d’espace et de sens, devant le cliquetis des machines, la nuée des signes numériques, le maillage sans fin des causes et des effets. Les interdits, les péchés s’évanouissent avec lui. Le monde perd ses anges et ses démons, ses elfes et ses fées. Il se désenchante. Et les foules adolescentes, dans le tumulte et la trépidation, excitent et épuisent des corps que Dieu n’habite plus.