- Si tout le système tombe en miettes, à quoi bon se démener ?
(...)
- Je suis sûre que tu connais la vieille maxime de Burke selon laquelle le mal l'emporte là où les gens bien restent passifs. C'est une belle déclaration éculée, le genre de formule dont les politiciens se gargarisent et que les militants collent sur les pare-chocs. Pourtant Burke avait raison. Bombay est un repaire de brigands parce que les gens restent les bras croisés. Quand la CASex a ouvert ce bureau, on nous donnait un an pour mettre la clé sous la porte. (...) Eh bien, nous sommes toujours là et, bon sang ! nous avons fait bouger les choses. La police commence à y réfléchir à deux fois avant d'accepter des dessous de table. Des filles qui étaient naguère violées dans des cages quinze fois par jour se rétablissent en ce moment dans nos foyers. Ce n'est pas énorme, mais c'est un début. La question à laquelle il faut que tu répondes est simple: est-ce que tu veux en être ou non ?
Non, ne t'afflige pas,
Si assombrie que puisse être ta vie,
Le temps ne ralentira pas sa course ;
Ce jour qui te semble long et amer,
Sera bientôt un hier oublié.
L'océan était leur ami, et ses vagues déferlantes, ses castagnoles et ses pélicans étaient leurs compagnons. Elles n'auraient jamais imaginé que la mer pourrait se dresser contre elles. Mais elles étaient jeunes et ignoraient à peu près tout de la souffrance.
Lorsque la terre se mit à trembler, dans la pénombre qui précède l'aube, Ahalya le sentit. Elle s'étonna que Sita, endormie à côté d'elle, ne se réveille pas. Puis les secousses, pourtant violentes, cessèrent rapidement, et elle se demanda si elle n'avait pas rêvé. Personne n'avait bougé dans la maison. C'était le lendemain de Noël, un dimanche, et l'Inde toute entière dormait.
Au début, il pensait prier pour demander un coup de pouce de la chance, puis l'idée lui sembla sacrilège. Alors il implora la grâce. C'était un concept tout droit sorti du catéchisme, lourd, poussiéreux et qui sentait le moisi, tel un livre ancien trouvé dans une vieille bibliothèque, pourtant il avait une résonance indéfinissable qui le touchait. Il prononça les paroles et, pour la première fois depuis la mort de Mohini, il éprouva un peu de paix.
Il ouvrit la bible au passage de l'Avent et lut les mots usés par le temps. Thomas écouta la lecture, comme il l'avait écoutée tous les ans depuis qu'il était au monde, néanmoins le passage n'avait plus grand sens pour lui. Il avait fait sa communion et sa confirmation, en bon gamin catholique qu'il était, mais les notions acquises au catéchisme s'étaient effilochées puis évanouies au cours de ses années d'étude à Yale. Dans le monde réel, il n'existait qu'une vérité : le doute.
- Je ne voudrais pas avoir l'air cynique, commença Thomas, mais il y a des milliers de prostituées mineures dans cette ville. Deux douzaines, c'est modeste.
Les yeux de Rachel lancèrent des éclairs.
- Bien vu. Tu as les moyens de faire mieux ?
- Désolé, reprit Thomas. C'est juste que le problème parait insurmontable.
Rachel hocha la tête.
- Un jour, quelqu'un a demandé à Mère Theresa comment elle tentait de résoudre le problème de la misère dans le monde. Vous savez ce qu'elle a répondu ? "On fait ce qui est devant soi." C'est pareil ici. Les statisticiens raisonnent en chiffres. Nous, nous racontons des histoires. Qu'est-ce qui compte le plus ?
- Ce pot contient des graines de lotus qu'elle y a elle-même plantées. Le lotus est la fleur la plus prisée en Inde. C'est pour sa sœur.
- Elle espère toujours que nous allons retrouver Sita ?
- Bien sûr. Vous n'en feriez pas autant à sa place ?
Thomas réfléchit un instant.
- Je suppose que la question était cynique.
- Le cynisme est la malédiction de l'Occident. En Inde, nous avons encore la foi.
- il n'a rien de plus dangereux que l, illusion.
ainsi le Coeur peut être brisé, et cependant continuer de vivre.
Thomas se rendit compte dès son premier jour au bureau que travailler pour la CASex était à des années-lumière des stéréotypes du bénévolat (...). Les heures étaient longues, les exigences professionnelles élevées, et les dossiers réclamaient énormément d'attention. De plus, le travail comportait des dangers. La CASex avait peu d'amis à Bombay, et beaucoup d'ennemis puissants. La plupart des membres permanents du comité de direction avaient déjà été menacés ou abordés par un proxénète ou un trafiquant, et certains plus d'une fois.
En haut des marches, elle découvrit une entrée protégée par une treille et entourée d'une profusion de fleurs : des violettes, des primevères, des jacobinias et des soucis, le tout vibrant de couleurs.
- Chacune des filles reçoit une plante de son choix à soigner, expliqua soeur Ruth. Et toi, Ahalya, quelle plante aimerais-tu cultiver ?
- Un lotus bleu, répondit-elle aussitôt, repensant aux fleurs de kamala dont sa mère s'occupait avec amour dans une mare à côté du bungalow familial.
C'étaient les fleurs à Sita. Quand elle était petite, sa sœur était convaincue qu'elles possédaient un pouvoir magique.
Sœur Ruth jeta un coup d’œil à Anita.
- Nous avons un étang près de l'orphelinat. Je pense qu'un lotus pousserait bien, là-bas.
Les paroles de la nonne remontèrent un peu le moral d'Ahalya. Elle regarda sœur Ruth, puis Anita.
- Vous me laisseriez planter un lotus ? s'étonna-t-elle.
Les graines de lotus bleu étaient rares et chères, et réussir à les faire germer n'était pas facile, même dans des conditions idéales.