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Citation de CorinneCo


Corinne Dufosset
L’éveil
L’ombre se dégage lentement des hauteurs du plafond et telle une brume floconneuse tombe dans l’espace, enrobant les particules d’air. Tout se suspend, tout se fond ; Dehors le soleil se couche, ses rayons frôlent encore une fois la surface des jardins avant d’aller ailleurs éclairer d’autres mondes, d’autres vies. Bientôt les voix, les pas se seront dissous, le silence s’installera dedans et dehors. Les lumières électriques clignotent, elles diminuent, deviennent de minuscules phares dans ces pièces vides où parfois, une silhouette noire, furtive, glisse sur le parquet.
Elle regarde, toujours à la même hauteur et surtout elle écoute. Le grain de poussière, dans le coin de la grande pièce, remué, peut-être, par un insecte microscopique ; Le soupir du silence frôlant les banquettes et les portes closes. Point de fenêtres, juste une grande verrière opaque, opalescente, luisante comme une lune laiteuse. Elle se décide enfin à tourner la tête et lève les yeux sur cette surface blanche, non transparente, d’où s’échappe une faible lumière. Son regard reste accroché, perplexe, à la verrière, puis s’échappe sur les murs couleur bleu-nuit. Elle se sent dans un océan feutré. Elle a soudain envie de rire ; Alors, lentement, elle décroise ses mains et dans un bond léger comme une bulle de savon, ses pieds effleurent le sol. Elle fait quelques tours sur elle-même, ses cheveux virevoltent sur ses épaules : elle a envie de danser.
Elle passe devant l’homme brun au visage un peu sévère, lui envoie un baiser très léger du bout des doigts et quitte la pièce en courant. Lui baisse les yeux sur sa main gantée, son médaillon oscille doucement, mais elle ne le voit pas. Elle parcourt les salles, les enfilades de couloir, sylphide évanescente ; Elle court presque, fantôme brumeux que personne ne perçoit.
Elle est dehors, enfin. Elle regarde le ciel sans étoile, toutes ces lumières autour d’elle, ces lucioles électriques. Elle étend les bras pour toucher la voûte céleste. L’air est doux. Elle tourne lentement sur elle-même ; Son regard englobe les pierres, les statues, le verre, la poussière, les arbres, l’eau, alors elle rit : d’étonnement, de peur.
Elle n’ose pas encore parler à haute voix. Ses lèvres forment une phrase, lentement, pesamment ; Ses lèvres scellées depuis longtemps prononcent silencieusement : « je suis libre ».
Elle s’enfuit sans réfléchir sur l’esplanade, traversant la chaussée déserte sans hésitation et silhouette gracile disparaît entre les arbres, tel un esprit de la nuit.
Maintenant les lumières sont plus vives, les couleurs et les bruits très présents. Elle marche sur le trottoir d’une grande avenue ; Les passants la croisent, la bousculent un peu ; Ils marchent vite, parfois quelqu’un lui jette un coup d’œil furtif, légèrement indifférent. Elle avance, buvant les images qui se bousculent dans sa tête ; Tout va vite autour d’elle, les odeurs, les voix, les bruits, les lumières, mais elle n’est pas effrayée, elle se laisse porter. Elle se dit que si elle se mettait à chanter à tue tête, à rire aux éclats personne ne ferait attention. Elle s’arrête devant une grande vitrine, son reflet presque transparent face à elle ; Le voile sur ses cheveux s’est défait, elle le retire et le passe à son cou comme un petit foulard ; Elle n’a pas encore envie de le jeter. Elle ne regarde même pas ce qu’il y a dans la vitrine. Il y a trop de choses, brillantes, colorées, lustrées. Elle a tout le temps pour apprendre.
— « Eh ! Toi ! Eh oh ! Toi ! »
Elle tourne la tête, est-ce qu’on l’appelle ? Dans ce brouhaha, est-ce elle qu’on appelle ?
Ils sont assis sur des marches. Ils sont jeunes, l’air rétif comme des chiens hargneux et faméliques, qui couchent dehors. Ils font des gestes dans sa direction alors elle s’approche.
Un garçon lui demande abruptement —« t’as une cigarette ? ». Elle le fixe deux secondes. Il a des cheveux très courts. Ils forment un casque roux sur sa tête.
—« Non » répond-t-elle, surprise par sa voix claire. Elle les regarde : deux filles et deux garçons. Une des filles, blonde, pâle, les cheveux remontés en chignon lui lance :
—«T’as une robe marrante ! Tu fais quoi comme ça ? » 
Elle hausse les épaules en souriant doucement.
Celui qui lui a demandé la cigarette réplique —« elle traîne, elle fait comme nous... »
L’autre fille, les cheveux noirs, très maquillée, dit d’un ton maussade —« j’en ai marre d’être dehors ».
L’autre garçon qui n’a encore rien dit se lève vivement —« on bouge, Lal a raison, on va en boite ». Sa tête décolorée dodeline légèrement dans la direction de la blonde filiforme —« Thyle, amène-toi ! »
Puis il s’adresse à elle après deux secondes de réflexion —« tu viens ? »
Thyle se lève, prête à bondir sur le trottoir. Soudain elle s’arrête —«on n’a rien pour payer ! ».
Le garçon roux fouille ses poches et en sort quelques billets qu’il défroisse entre ses doigts —« ça doit suffire, vous les filles vous payez pas ».
Thyle regarde l’argent légèrement dégoûtée —« tu pouvais acheter des clopes alors… » Le garçon hausse les épaules, remet les billets dans sa poche et s’éloigne à grandes enjambées. Ils le suivent, se bousculant comme des chiots désordonnés, l’entraînant avec eux.
Ils marchent d’un pas vif, conquérant ; Ils parlent tous en même temps, elle écoute à peine, enivrée de mots, de bruits, de mouvements ; Elle se sent bien, dans une grande lessiveuse de l’esprit.
Lal la tient par la main et son flot de parole coule sur elle, parfois elle hoche la tête pour montrer qu’elle écoute, mais elle n’entend pas grand-chose sauf le bruit de son cœur à nouveau solide et conquérant.
Ils sont descendus sous terre, les lumières piquent sa peau, les silhouettes sont nombreuses et peu distinctes. Elle se sent dans un grand chaudron brûlant : Le chaudron du Diable ? Quelqu’un lui attrape son foulard autour du cou et le jette en l’air. Elle le regarde voler dans l’atmosphère saturée de bruits et de couleurs ; Le tissu en apesanteur dans l’obscurité humide retombe dans la foule. Elle ne le cherche pas, elle sait qu’il fait partie de son passé. Elle n’a pas peur. Elle est saoulée de cette musique et ces paroles qu’elle ne comprend pas mais elle n’a pas peur.
Ils courent sur un parvis désert, cernés d’immeubles immenses. Le soleil se lève, rasant l’horizon.
—« T’es drôle toi ! Tu souris tout le temps, tu parles pas beaucoup mais t’es sympa. On va faire plein de trucs ensemble. Tous les cinq ! Hein les garçons ? Des trucs de dingues ! »
—« Tu as raison Lal ! Moi j’ai plein d’idées ! » Le garçon à la tête platine cligne de l’œil.
—« Joao est fou ! Répond Thyle. Il a des idées de dément ! »
Thyle passe son bras autour de ses épaules, elle le trouve léger comme une plume. Elle rit. C’est la première fois et des fleurs explosent dans sa bouche.
Joao claironne « Les rois du monde, c’est nous ! Hein Pierre ! »
Pierre la prend par les épaules, il la regarde bien en face et lui dit d’un air sérieux et impérieux.
—« On va bouffer le monde ! Tu es avec nous ? On va tout refaire ! Tout changer ! On peut le faire tu sais ! » 
Lal monte sur un plot en béton, les bras écartés, levés au ciel, elle crie —« personne ne peut nous arrêter ! Nous les enfants de rien ! Les sans noms ! Les enfants de nulle part ! Nous aussi on a de grandes idées ! Nous aussi on veut notre place au soleil ! Nous aussi !» 
Lal saute à terre. Ils font un demi cercle autour d’elle en sifflant et applaudissant. Même elle, elle tape dans ses mains. Elle ne connaît plus son âge, ni sa naissance, mais elle est là dans un Nouveau Monde. Joao la prend par la main et la fait monter sur le plot. Ils l’encerclent comme une divinité nouvelle.
Joao lui crie —« tu seras notre muse ! Tu sera notre mascotte ! Hein les filles ! Vous êtes d’accord ? Et toi Pierre ? Ok ? »
Ils acquiescent tous, pour un peu ils tendraient les mains vers elle.
Pierre lui demande —« On connaît même pas ton nom ? Tu t’appelles comment ? »
Elle regarde le soleil qui étend ses rayons sur son visage.
—« Je m’appelle Mona Lisa et c’est ma Renaissance.»
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