La main de Jude lâcha la mienne.
Quelque chose d’osseux m’attrapa, des doigts qui enserraient mon poignet avec la force d’un étau. De l’électricité dansa le long de mon bras, son crépitement léchant ma peau.
- Malicia !
La voix de Jude était lointaine. Je tournai mentalement autour de l’entité. M’approchant plus près. Pour voir au travers de ses voiles noirs et à l’intérieur de ce cœur monstrueux qui voulait ma peau. Le spectre gardait une de ses mains tendues, son index en crochet.
- Dis-moi ce que tu veux, demandai-je à l’entité.
Mais elle éclata de rire, enserra plus fermement mon poignet… et tira.
D’un coup sec.
La vision s’évanouit comme un mirage. Je fus attirée brutalement contre le bureau. La douleur me frappa à la vitesse de l’éclair. Je poussai un cri quand mon épaule se déboîta, une explosion de douleur d’un bout à l’autre de mon bras. Je n’arrivais plus à penser ni à respirer ni à… Oh mon Dieu ! ce truc est en train de m’arracher le bras !
Moi, je préférais jouer l’offensive, et ma façon d’utiliser un appareil photo et une pellicule analogique était toute personnelle. J’emprisonnais la lumière spectrale en ralentissant la vitesse d’obturation et en shootant le spectre plusieurs fois à la suite sur un même segment de pellicule. Les lentilles de quartz superpuissantes de mon objectif me permettaient de capturer la lumière avec efficacité, puisque le quartz était conducteur d’électricité spectrale et très sensible aux lumières violacées en mouvement. La plupart des spectres succombaient en quelques prises, leur énergie s’affaiblissant photo après photo et se retrouvant enfermée dans l’halogénure d’argent de la pellicule.
J'écoutais ma voix intérieure.
- On y va, les gars. On va s'occuper de lui
Jude cracha par terre, s'essuya la bouche du dos de la main et hocha la tête. Ok. Ryder empoigna plus fermement son fusil. Un autre oui.
- Semper vigilants, ajouta Olivier.
Nous avançames en position de combat, les garçons éclairant le chemin avec les lampes torches de leurs fusils. Je marchai dans l'obscurité avec plus d'assurance que je n'en avais en réalité, sensible à la crispation des doigts de Ryder sur son fusil, et à son souffle dans mes cheveux.
Presque un an, on dirait. Ils lui ont diagnostiqué une sorte de schizophrénie - avec des hallucinations visuelles et auditives, des troubles importants du comportement social et des terreurs nocturnes. Bizarrement, Fielding a développé une passion pour les mouches, il les attirait avec des miettes pour les attraper avant de leur arracher les ailes et les pattes, et de les manger.
Même chose pour les araignées.
j’avais arrêté de croire aux contes de fées et aux histoires qui se terminaient bien à l’âge de cinq ans quand, aidée des grosses mains de Papa posées sur les miennes, j’avais tué mon premier revenant. On ne pouvait pas éradiquer une chose monstrueuse avec un baiser ou de l’amour. On se débarrassait du mal en le détruisant par les armes, en l’abattant avec un flash, une balle de revolver, du courage et du sang.
J’ajustai mon appareil à la hauteur du miroir de Jude et fis feu. La première prise fit trébucher l’entité et vaciller sa lumière - si c’était un véritable exorcisme, l’affaire serait bouclée en deux prises. Avant que je n’appuie à nouveau sur le déclencheur, Jude fit un bon de côté et le proxy glissa hors de notre périmètre. Ses capteurs de chaleur se focalisèrent à nouveau sur Jude.
S’introduire par effraction dans le bureau de Papa pour faire le ménage dans nos dossiers personnels ? Ça, c’est fait. Interrompre l’orchestre au bal de Noël et payer le chef d’orchestre pour qu’ils jouent Stairway to Heaven ? Bien sûr. Me donner un coup de main pour sortir en douce de l’appartement et aller tirer sur des canettes sous le Golden Gate Bridge à l’aube ? Et comment !
Tu ne peux sauver personne, Malicia !
Ces mots étaient aussi tranchants que des lames affûtées. Mais une fois de plus, Papa avait eu raison, malgré tous mes efforts. Pourquoi ? Ces derniers temps, le monde entier me soulevait le cœur – peut-être que ce n’était pas le monde entier, mais seulement moi et tous mes échecs.
Tu ne peux sauver personne.
Même pas toi-même.
De nos jours, le rôle de ma famille s’est élargi. Elle dirige l’agence, gère le quotidien et s’occupe des entraînements. Les Stoker, eux, gardent nos faucheurs en vie par le biais de la recherche et du développement de trois secteurs : l’armement, les équipements, le médical – une charge qu’ils partageaient jadis avec la famille Seward. Puisse-t-elle reposer en paix.
Papa m’avait appris à dominer mes émotions en toutes circonstances, à rester calme et stoïque malgré la peur ; mais le désespoir qui se reflétait dans les yeux du docteur Montgomery réduisit toute cette éducation à néant.
J’avais sept jours pour briser nos chaînes.
Sept jours pour arrêter un monstre.
Sept jours pour nous sauver.
Ce n’était pas assez.